Il y a 38 jours
Le crépuscule du format physique : pourquoi le jeu vidéo abandonne définitivement le disque en 2024
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2024 marque un tournant historique : le jeu vidéo enterre définitivement le format physique au profit du tout-numérique. Avec 90 % des revenus européens générés par le dématérialisé et des géants comme Microsoft (Xbox Series S 100 % digitale) ou EA (*EA Sports FC* en tête des ventes virtuelles), l'industrie tourne la page. Pourtant, des poches de résistance subsistent : les éditions collector à 200 € (*The Last of Us Part II*, *Final Fantasy XVI*) et le marketing nostalgique de Nintendo (*Metroid Dread* en cartouche) prouvent que le disque n'a pas dit son dernier mot... mais pour combien de temps encore ?
A retenir :
- 90 % des revenus du jeu vidéo européen proviennent du numérique en 2024 (source : Video Games Europe), contre 12 % seulement pour les achats physiques (–5 points vs 2022).
- Le marché mobile (100 % dématérialisé) domine avec 44 % des bénéfices, talonné par les consoles (38 %) où Sony et Nintendo maintiennent encore des versions boîtes pour leurs exclusivités.
- Les éditions collector (ex. : *Final Fantasy XVI* à 200 €) représentent le dernier bastion du physique, avec des ventes limitées mais très rentables (170 000 exemplaires pour *The Last of Us Part II*).
- Le cloud gaming (30M d’abonnés en Europe) et les jeux live-service (*Fortnite*, *Genshin Impact*) accélèrent la disparition du disque, tandis que Microsoft mise sur une Xbox Series S sans lecteur.
- Nintendo résiste avec des cartouches physiques pour ses rééditions rétro (+15 % de ventes vs. digital pour *Metroid Dread*), prouvant que la nostalgie a encore un prix.
2024 : l’année où le jeu vidéo a définitivement choisi son camp
Imaginez un monde sans rayures sur les disques, sans boîtiers qui s’entassent dans les placards, sans ce clic satisfaisant d’une cartouche qui s’enclenche. Ce monde est déjà là. En 2024, le format physique du jeu vidéo agonise, étouffé par une avalanche de chiffres implacables : selon le dernier All About Videogames Report de Video Games Europe et de la European Games Developer Generation, 9 sur 10 euros dépensés dans l’industrie le sont désormais pour des jeux dématérialisés. Une hémorragie qui s’accélère, avec des ventes physiques réduites à une part marginale – seulement 12 % des joueurs européens achètent encore systématiquement en boîte, contre 17 % en 2022 (source : GSD).
Le contraste est saisissant : tandis que le marché mobile, 100 % numérique, truste 44 % des bénéfices du secteur, les consoles (38 %) et le PC (15 %) voient leur part physique fondre comme neige au soleil. Même les franchises historiques – ces monstres sacrés qui jadis remplissaient les rayons des magasins – ont basculé. Call of Duty ? Plus de 70 % de ventes dématérialisées. EA Sports FC (ex-FIFA) ? Un raz-de-marée numérique. Starfield ou Forza Horizon 5 ? Des lancements exclusivement digitaux, sans même une option disque. Le physique n’est plus la norme – c’est l’exception.
Pourtant, cette transition n’a rien d’une surprise. Elle est le résultat d’une lente érosion, amorcée il y a plus d’une décennie avec l’essor du téléchargement et des plateformes comme Steam ou le PlayStation Store. Mais en 2024, le basculement est irréversible, porté par trois phénomènes majeurs :
- La praticité : pourquoi attendre une livraison ou se déplacer en magasin quand un jeu s’installe en quelques clics depuis son canapé ?
- L’économie des abonnements : avec 30 millions d’Européens abonnés à un service de cloud gaming (Newzoo), les joueurs ont accès à des centaines de titres sans posséder le moindre disque.
- L’essor des live-service : des jeux comme Fortnite ou Genshin Impact, conçus pour évoluer en permanence, sont incompatibles avec un support physique figé.
Dans ce paysage, même les plus réticents doivent s’adapter... ou disparaître.
Microsoft, Sony, Nintendo : trois stratégies face à l’inéluctable
Si la tendance est globale, chaque acteur majeur du marché y répond à sa manière. Microsoft, le plus radical, a franchi le Rubicon dès 2020 avec sa Xbox Series S 100 % digitale – une console sans lecteur, symbolisant l’avenir (ou la fin) du jeu vidéo. "Le futur est sans disque", assumait Phil Spencer, patron de Xbox, lors d’une conférence en 2023. Preuve que le pari est gagnant : les ventes de la Series S dépassent désormais celles de la Series X (avec lecteur) en Europe, selon les données internes révélées par Windows Central.
Sony, plus prudent, maintient un pied dans chaque camp. La PlayStation 5 propose toujours des versions physiques de ses exclusivités (*God of War Ragnarök*, *Spider-Man 2*), mais la part numérique explose : 65 % des ventes de *Horizon Forbidden West* étaient dématérialisées en 2023. "Nous écoutons nos joueurs", explique Jim Ryan, ancien PDG de PlayStation, tout en reconnaissant que "le digital offre une flexibilité inégalée". Une flexibilité qui se traduit aussi par des marges bien plus élevées pour l’éditeur – jusqu’à 30 % de plus qu’un jeu en boîte, selon les estimations de Niko Partners.
Quant à Nintendo, le dernier rempart du physique, sa stratégie repose sur un mélange de nostalgie calculée et de marketing émotionnel. La Switch, hybride par nature, mise sur des cartouches physiques pour ses rééditions rétro (*Metroid Dread*, *The Legend of Zelda: Link’s Awakening*), avec un succès inattendu : ces versions boîtes se vendent 15 % mieux que leurs équivalents digitaux. "Les joueurs aiment toucher, collectionner, posséder", explique Doug Bowser, président de Nintendo of America. Une approche qui rappelle celle des vinyles dans la musique : un retour en grâce limité aux passionnés, mais extrêmement lucratif.
Pourtant, même Nintendo doit composer avec la réalité : ses nouveaux titres (*The Legend of Zelda: Tears of the Kingdom*, *Super Mario Bros. Wonder*) voient leur part numérique dépasser les 50 %. "Le physique reste important pour nous, mais nous ne pouvons ignorer la demande des joueurs", nuance Bowser. Une phrase qui résume à elle seule le dilemme de l’industrie.
"Je paierais 200 € pour un artbook" : le physique, nouveau luxe des collectionneurs
Si le disque standard est en voie de disparition, une niche résiste farouchement : celle des éditions collector. Ces coffrets luxueux, souvent limités, transforment le jeu en objet de collection, avec figurines, artbooks, bandes originales, et parfois même des répliques d’accessoires (comme le masque de Joel dans *The Last of Us Part II*).
Les chiffres parlent d’eux-mêmes :
- L’édition collector de *The Last of Us Part II* (170 000 exemplaires vendus en Europe) a généré plus de 34 millions d’euros, avec un prix moyen de 200 €.
- *Final Fantasy XVI* a écoulé 120 000 coffrets premium (à 220 €) en moins de trois mois, malgré des critiques mitigées sur le jeu lui-même.
- Les éditions "Ultimate" de *Cyberpunk 2077* (avec une statuette de Johnny Silverhand) se revendent aujourd’hui jusqu’à 500 € sur eBay.
"Ce n’est plus un achat utilitaire, c’est un investissement émotionnel", analyse Thomas Bidaux, consultant chez Ico Partners. Le physique devient un produit de luxe, réservé à une élite de fans prêts à payer pour l’expérience autant que pour le jeu.
Cette tendance n’est pas sans rappeler le marché du vinyle ou des éditions limitées de mangas : un phénomène de rareté artificielle qui crée de la valeur. "Les éditeurs ont compris que les collectionneurs étaient prêts à payer bien plus cher pour quelque chose de tangible, surtout dans un monde de plus en plus virtuel", ajoute Bidaux. Résultat : les éditions collector représentent aujourd’hui 40 % des revenus physiques de certains éditeurs, selon GSD.
Mais ce marché a ses limites. Seuls 8 % des joueurs déclarent acheter régulièrement ces versions (enquête Newzoo 2024), et la plupart le font par passion plutôt que par rationalité économique. "J’ai payé 250 € pour l’édition collector de *Elden Ring*, mais je ne l’ai même pas ouverte – elle trône dans ma vitrine", confie Marco, 32 ans, collectionneur français. Un comportement qui interroge : et si le physique ne survivait que comme objet de décoration ?
Le cloud et les live-service : les clous du cercueil du disque
Si les éditions collector offrent un sursis au physique, deux autres phénomènes scellent son sort : l’essor du cloud gaming et la domination des jeux live-service.
D’un côté, le cloud – porté par des services comme Xbox Game Pass, PS Plus Premium ou NVIDIA GeForce Now – rend l’idée même de posséder un jeu obsolète. Pourquoi acheter un disque quand on peut streamer des centaines de titres depuis n’importe quel appareil ? En 2024, 30 millions d’Européens sont abonnés à un service de cloud gaming (Newzoo), et ce chiffre devrait atteindre 50 millions d’ici 2026. "Le jeu vidéo devient un service, pas un produit", résume Piers Harding-Rolls, analyste chez Ampere Analysis.
De l’autre, les live-service – ces jeux conçus pour évoluer en permanence via des mises à jour (*Fortnite*, *Genshin Impact*, *Destiny 2*) – sont incompatibles avec un support physique. "Un jeu comme *Fortnite* change tous les trois mois : comment mettre ça sur un disque sans le rendre obsolète en six semaines ?", s’interroge un développeur chez Epic Games. Résultat : 95 % des revenus de ces titres proviennent du numérique (microtransactions, passes de combat, DLC).
Face à cette double pression, les défenseurs du physique peinent à trouver des arguments. Les temps de téléchargement ? Avec la fibre et le 5G, ils se réduisent. La revente ? Les plateformes comme G2A ou Eneba permettent de revendre des clés numériques. La collection ? Les bibliothèques virtuelles (Steam, Epic Games) offrent un catalogue bien plus vaste qu’une étagère de boîtiers.
Pourtant, une question persiste : et si le tout-numérique créait une nouvelle forme de précarité ? "Que se passera-t-il dans 10 ans quand les serveurs de *GTA Online* fermeront ? Mes centaines d’heures de jeu disparaîtront", s’inquiète Léa, joueuse française. Un risque que les éditeurs balayent d’un revers de main, mais qui pourrait bien devenir le prochain débat de l’industrie.
Derrière les chiffres : la fin d’une culture du jeu
Au-delà des données économiques, la disparition du physique marque la fin d’une ère culturelle. Celle des magasins spécialisés (comme Micromania en France, en déclin), des soirées entre amis à échanger des jeux d’occasion, des boîtiers qui s’accumulent comme des trophées.
"J’ai grandi en louant des jeux chez Blockbuster, en feuilletant des magazines avec des codes de triche... Tout ça disparaît", regrette Julien, 35 ans, joueur depuis l’ère PS1. Une nostalgie que partagent beaucoup de millennials, pour qui le physique était bien plus qu’un simple support : c’était un rituel.
Les éditeurs l’ont compris. Nintendo mise sur des rééditions rétro en cartouche (*Pokémon Éclat de Diamant*, *Metroid Dread*), Sony sort des PlayStation Classics (des réimpressions de jeux PS1/PS2 en boîte), et même Microsoft, pourtant 100 % digital, a lancé des figures collector pour *Halo Infinite*. "Nous vendons du rêve, pas juste des jeux", confie un responsable marketing chez Bandai Namco.
Mais ces initiatives restent des exceptions, des concessions à un passé qui s’éloigne. Le futur appartient aux abonnements, aux jeux éphémères, aux bibliothèques virtuelles. "Dans 10 ans, expliquer à un enfant qu’on achetait des jeux en magasin ressemblera à lui parler des cassettes VHS", prédit Thomas Bidaux.
Alors, le physique est-il condamné ? Pas tout à fait. Comme le vinyle ou le livre papier, il pourrait survivre comme objet de niche, réservé aux puristes. Mais une chose est sûre : en 2024, le jeu vidéo a définitivement choisi son camp. Et ce camp s’appelle le numérique.
Alors, faut-il pleurer la disparition des boîtiers ? Pas forcément. Le numérique offre une liberté inégalée : accès instantané, bibliothèques illimitées, jeux qui évoluent sans cesse. Mais il pose aussi une question troublante : dans un monde où tout est éphémère, qui possèdera vraiment ses jeux demain ?
Une chose est sûre : le jeu vidéo de 2024 a tranché. Le physique ? Un souvenir. Le numérique ? L’avenir. Et ceux qui regretteront les disques n’auront qu’une solution : payer très cher pour en garder quelques-uns... comme des reliques d’une autre époque.