Il y a 15 jours
Embracer et l’IA : entre révolution créative et menace sur l’emploi, le dilemme qui divise l’industrie
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L’IA chez Embracer : un outil de progrès ou un cheval de Troie pour les licenciements ?
Alors que Phil Rogers, PDG d’Embracer Group, vante l’IA comme *"la technologie la plus puissante de notre génération"*, son adoption soulève un paradoxe troublant. D’un côté, des gains de productivité spectaculaires : 50 % de temps en moins pour la motion capture, des assets 2D transformés en modèles 3D en quelques heures. De l’autre, 1 400 licenciements depuis 2023 et la fermeture de studios emblématiques comme Volition (Saints Row) ou Campo Santo (Firewatch). Entre éthique affichée – avec des *"journaux d’audit"* pour protéger les artistes – et restructurations brutales, le géant scandinave incarne les tensions de toute une industrie. L’IA sauvera-t-elle le jeu vidéo… ou en accélérera-t-elle la mutation, au risque d’y perdre son âme ?
A retenir :
- 50 % de temps gagné sur la motion capture grâce à l’IA, mais 1 400 emplois supprimés depuis 2023 : le contraste saisissant d’Embracer.
- "Transparence obligatoire" : Embracer promet des garde-fous contre le plagiat par IA, là où Ubisoft (Ghostwriter) ou Microsoft restent flous.
- Deux vitesses chez Embracer : Gearbox (Borderlands) utilise l’IA pour des dialogues secondaires, tandis que THQ Nordic la limite aux tâches *low-risk*.
- L’IA, bouée ou linceul ? Masahiro Sakurai (Smash Bros.) y voit un espoir, Yoko Taro (NieR) une menace pour l’emploi – Embracer, lui, navigue entre les deux.
- Le cas test : des quêtes secondaires *"génériques et sans âme"* rejetées par les joueurs, poussant Embracer à encadrer strictement l’IA narrative.
"Une technologie révolutionnaire… si on ne la laisse pas nous détruire"
Quand Phil Rogers, PDG d’Embracer Group, décrit l’intelligence artificielle comme *"la technologie la plus puissante de notre génération"*, le choix des mots n’est pas anodin. Nous sommes en 2024, et l’IA générative a déjà bouleversé des pans entiers de l’industrie vidéoludique – des outils comme MidJourney pour les concept arts aux assistants de dialogue façon Ubisoft Ghostwriter. Pourtant, derrière l’enthousiasme affiché se cache une réalité plus complexe : celle d’une technologie qui, mal maîtrisée, pourrait selon Rogers *"produire des quêtes secondaires génériques et sans âme"*, ou pire, *"remplacer des voix humaines par des synthèses émotionnellement vides"*.
Le dirigeant scandinave n’est pas un anti-IA. Bien au contraire : sous sa houlette, Embracer a intégré des outils génératifs dans plusieurs de ses studios, avec des résultats tangibles. Mais il pose une condition non négociable : "une gouvernance stricte". Pas question de laisser l’IA devenir une boîte noire où les algorithmes décideraient seuls du contenu. *"Les joueurs ne veulent pas de quêtes créées par une machine"*, rappelle-t-il, citant les retours négatifs sur des expériences passées où l’IA avait généré des missions latérales jugées *"répétitives et déconnectées de l’univers du jeu"*. Un aveu rare dans un secteur où beaucoup préfèrent vanter les progrès techniques sans en mentionner les limites.
Cette prudence tranche avec l’approche d’autres géants. Chez Ubisoft, par exemple, l’outil Ghostwriter – conçu pour aider à rédiger des dialogues – a été critiqué pour son manque de transparence. *"Personne ne sait vraiment comment il fonctionne, ni quels données il utilise"*, confie un développeur sous couvert d’anonymat. À l’inverse, Embracer promet des "journaux d’audit" détaillés et des "validations par étapes", où chaque modification générée par IA serait traçable et soumise à approbation humaine. Une démarche qui rappelle les standards de l’industrie pharmaceutique… mais qui reste une exception dans le jeu vidéo.
Productivité record, mais à quel prix humain ?
Les chiffres avancés par Embracer sont impressionnants. Grâce à l’IA, le temps nécessaire pour une session de motion capture est passé de sept à trois jours – une réduction de 50 % qui permet aux acteurs de se concentrer sur des scènes plus complexes. Autre exemple frappant : la conversion d’illustrations 2D en modèles 3D, autrefois un processus laborieux de plusieurs jours, s’effectue désormais en quelques heures. *"On parle de gains mesurables, pas de promesses marketing"*, insiste un porte-parole du groupe.
Ces optimisations rappellent celles mises en place par Larian Studios pour Baldur’s Gate 3, où Swen Vincke utilisait l’IA pour automatiser des tâches répétitives comme la génération de textures ou l’équilibrage des stats. *"L’IA libère les développeurs des corvées pour qu’ils se concentrent sur ce qui compte : le gameplay et l’histoire"*, expliquait-il. Une philosophie que partage Embracer… du moins en théorie.
Car dans les faits, ces gains de productivité coïncident avec une période noire pour le groupe. Depuis 2023, plus de 1 400 emplois ont été supprimés, et des studios historiques comme Volition (à l’origine de Saints Row) ou Campo Santo (Firewatch) ont fermé leurs portes. *"On nous dit que l’IA va sauver l’industrie, mais on a l’impression qu’elle sert surtout à justifier des licenciements"*, confie un ancien employé de Volition sous le coup de l’émotion. Le groupe, lui, invoque la nécessité de *"prioriser les projets à haut potentiel"* – une rhétorique étrangement similaire à celle de Microsoft après son rachat d’Activision Blizzard, où l’IA était présentée comme un outil d’"optimisation"… tout en accompagnant des plans sociaux massifs.
Le paradoxe est saisissant : d’un côté, l’IA permet à Embracer de réduire les coûts et d’accélérer la production ; de l’autre, elle semble accélérer une restructuration brutale du secteur. *"Est-ce que ces outils servent à créer plus de jeux, ou simplement à en faire plus avec moins de monde ?"*, interroge Daniel Vávra, le créateur de Kingdom Come: Deliverance, lui-même partagé entre fascination et inquiétude face à l’IA.
Entre deux feux : l’adoption inégale de l’IA chez Embracer
Si Embracer affiche une ligne officielle pro-IA (mais "éthique"), la réalité sur le terrain est bien plus nuancée. Une enquête interne révèle une adoption à deux vitesses au sein du groupe :
- Les "early adopters" : Des studios comme Gearbox (Borderlands) ou Sabre Interactive (World War Z) utilisent massivement l’IA pour générer des dialogues secondaires, des textures procédurales, voire des animations faciales. *"Pour les PNJ mineurs ou les environnements lointains, l’IA fait gagner un temps fou"*, explique un développeur de Gearbox.
- Les prudents : À l’inverse, des entités comme THQ Nordic ou Amplifier Game Invest limitent l’IA aux tâches low-risk : détection de bugs, prototypage rapide, ou génération de placeholders (éléments temporaires). *"On ne veut pas que l’IA touche au cœur créatif de nos jeux"*, affirme un responsable.
Cette divergence soulève une question cruciale : l’IA est-elle un outil de création… ou de rationalisation ? Pour Yoko Taro, le provocateur génial derrière NieR, la réponse est claire : *"L’IA va tuer des emplois, point. Les studios vont s’en servir pour remplacer des artistes, pas pour en embaucher plus."* À l’opposé, Masahiro Sakurai (Super Smash Bros.) voit dans l’IA une *"chance de démocratiser le développement"*, permettant à de petites équipes de rivaliser avec les AAA.
Embracer, lui, se retrouve coincé entre ces deux visions. D’un côté, le groupe mise sur une "IA éthique", avec des garde-fous pour protéger les artistes. De l’autre, ses licenciements massifs et ses fermetures de studios alimentent la crainte d’une automatisation à outrance. *"On nous parle d’éthique, mais quand on voit des centaines de collègues virés, c’est dur d’y croire"*, confie un employé anonyme.
Derrière les algorithmes : la bataille pour l’âme du jeu vidéo
Au-delà des débats techniques, c’est une question existentielle qui se pose : l’IA va-t-elle enrichir ou appauvrir la créativité vidéoludique ? Embracer, avec son approche hybride, pourrait bien devenir le laboratoire où se jouera cette bataille.
D’un côté, les outils génératifs permettent d’explorer des idées qui auraient été trop coûteuses auparavant. *"Avec l’IA, on peut tester dix versions d’un niveau en une semaine, alors qu’avant, on en avait pour un mois"*, explique un designer chez Coffee Stain (un studio propriété d’Embracer). De l’autre, le risque est grand de tomber dans une standardisation des contenus. *"Si tout le monde utilise les mêmes outils IA, on va finir avec des jeux qui se ressemblent tous"*, craint un scénariste.
Le groupe scandinave tente de naviguer entre ces écueils en misant sur une "IA augmentée" plutôt qu’autonome. *"L’objectif n’est pas de remplacer les humains, mais de leur donner des super-pouvoirs"*, résume un cadre. Pourtant, dans un secteur où la pression financière est immense, la tentation de l’automatisation reste forte. *"Les actionnaires veulent des jeux plus vite, moins chers. L’IA est la réponse parfaite… jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne pour créer les jeux"*, ironise un ancien de Volition.
Dans ce contexte, la promesse d’Embracer – une IA "transparente, éthique et contrôlée par les humains" – sonne presque comme un vœu pieux. Car au-delà des discours, c’est la réalité des studios qui parle : des équipes réduites, des projets annulés, et une course effrénée à la productivité. *"L’IA ne tue pas le jeu vidéo"*, conclut un observateur. *"Mais si on n’y prend pas garde, elle pourrait bien en tuer l’âme."*
Le cas Embracer : un miroir grossissant des tensions de l’industrie
Ce qui se joue chez Embracer dépasse largement le cadre d’un seul groupe. Le géant scandinave, avec ses 200 studios et ses milliers d’employés, est un microcosme de l’industrie toute entière – et ses dilemmes autour de l’IA résonnent bien au-delà de ses murs.
D’un côté, des studios indépendants comme Larian ou Supergiant Games (Hades) utilisent l’IA avec parcimonie, pour des tâches précises et sans impact sur l’emploi. De l’autre, des mastodontes comme Electronic Arts ou Take-Two investissent des millions dans des outils génératifs, avec des conséquences encore mal évaluées. Embracer, lui, se situe quelque part au milieu – et c’est peut-être là que réside son intérêt.
Car si le groupe parvient à concilier gains de productivité et protection des emplois, il pourrait servir de modèle. À l’inverse, s’il échoue, il deviendra un exemple de plus des dérives possibles de l’IA. *"Tout le monde nous regarde"*, reconnaît un cadre d’Embracer. *"Soit on prouve que l’IA peut être un outil de progrès sans sacrifier les humains, soit on confirme les pires craintes."* Dans un secteur où les licenciements se multiplient et où les joueurs réclament toujours plus de contenu, le pari est immense.
Entre les promesses de Phil Rogers – une IA *"révolutionnaire mais encadrée"* – et la réalité des 1 400 licenciements ou des studios fermés, Embracer incarne à lui seul les contradictions de l’industrie. Les gains de productivité sont indéniables : motion capture deux fois plus rapide, assets 3D générés en quelques heures, dialogues secondaires automatisés. Pourtant, ces avancées techniques cohabitent avec une restructuration brutale, où l’IA semble parfois servir de justification à des coupes claires.
Le vrai test pour Embracer ne sera pas technologique, mais humain. Parviendra-t-il à maintenir son engagement éthique – transparence, protection des artistes, contrôle humain – tout en résistant à la pression financière ? Ou l’IA deviendra-t-elle, comme le craint Yoko Taro, un outil de rationalisation impitoyable ?
Une chose est sûre : dans cette course à l’innovation, les joueurs, eux, ont déjà tranché. Ils ne veulent pas de quêtes génériques, ni de voix synthétiques sans émotion. Ils réclament des expériences uniques, portées par une créativité humaine. À Embracer – et à toute l’industrie – de prouver que l’IA peut servir cette vision… plutôt que de l’enterrer.