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« Skyrim ne survivra pas face à Call of Duty » : les défis audacieux de Bethesda racontés par Pete Hines
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En 2011, The Elder Scrolls V: Skyrim défiait les pronostics en s’imposant comme un titan face à Call of Duty: Modern Warfare 3, malgré les doutes de l’industrie. Pete Hines, ancien dirigeant de Bethesda, révèle comment la foi en un RPG ambitieux et une stratégie marketing ciblée ont permis à un jeu de niche de devenir un phénomène culturel, avec plus de 60 millions d’exemplaires vendus à ce jour.
A retenir :
- Un pari risqué : Skyrim sorti 3 jours après Modern Warfare 3 (8 vs 11 novembre 2011), défiant la domination de Call of Duty.
- 60 millions de ventes : Skyrim devient l’un des jeux les plus vendus de l’histoire, derrière seulement Minecraft et GTA V.
- "Personne ne sort de jeux au printemps" : Oblivion (2006) prouve le contraire, relancé en 2025 par un remaster classé n°2 des ventes US.
- Stratégie anti-conformiste : Bethesda mise sur la qualité narrative et l’immersion face aux blockbusters multiplayers.
- L’héritage de Pete Hines : Une philosophie du risque qui a redéfini le marketing des RPG, inspirant des studios comme CD Projekt Red.
11 novembre 2011 : Le jour où David a terrassé Goliath
Le 11 novembre 2011 restera gravé dans l’histoire du jeu vidéo comme le jour où un RPG médiéval-fantastique a osé défier le mastodonte des first-person shooters. The Elder Scrolls V: Skyrim, développé par Bethesda Game Studios, sortait en effet trois jours seulement après Call of Duty: Modern Warfare 3, un titre attendu comme le messie par des millions de joueurs. À l’époque, les analystes et même certains éditeurs ricanent : « Skyrim ne survivra pas. Tout le monde jouera à Call of Duty. Personne n’achètera votre jeu. »
Pourtant, Pete Hines, alors vice-président de Bethesda, refusait de céder à la panique. Dans une interview accordée à dbltap, il se souvient : « Je comprends que Call of Duty soit une licence monstrueuse. Mais nous avions un meilleur jeu. Un jeu qui offrait une liberté inégalée, un monde ouvert à explorer sans limites, et une profondeur narrative que les FPS ne pourraient jamais égaler. » Contrairement à Activision, qui inondait les écrans de publicités coûteuses, Bethesda misait sur le bouche-à-oreille et des bandes-annonces immersives, mettant en avant les dragons, les paysages enneigés de Bordeciel, et la promesse d’une aventure « générée par vos choix ».
Le résultat ? Un double succès commercial : Modern Warfare 3 termine n°1 des ventes annuelles aux États-Unis, mais Skyrim le talonne de près à la 2ᵉ place, un exploit pour un RPG single-player. Plus impressionnant encore : là où Call of Duty s’efface des radars après quelques mois, Skyrim devient un phénomène pérenne, grâce à ses mods, ses rééditions (Special Edition, Anniversary Edition), et une communauté toujours active 13 ans plus tard.
Pour Niels Andersen, analyste chez Newzoo, cette performance s’explique par un « alignement parfait entre l’offre et une demande latente. Les joueurs voulaient une échappatoire aux guerres modernes répétitives. Skyrim leur a offert un monde où chaque pierre racontait une histoire. »
Oblivion, Morrowind : L’art de braver les conventions
L’audace de Bethesda ne date pas de 2011. Dès 2002, avec The Elder Scrolls III: Morrowind, le studio prend un risque colossal en lançant un RPG exclusif sur Xbox, une console alors perçue comme réservée aux jeux d’action. « Qui va acheter un jeu de rôle sur une machine Microsoft ? », raillaient les détracteurs. Pourtant, Morrowind s’écoule à plus de 4 millions d’exemplaires, prouvant qu’un public affamé d’aventures complexes existait bel et bien.
Quatre ans plus tard, The Elder Scrolls IV: Oblivion (2006) enfonce le clou. Sorti en mars – une période traditionnellement délaissée par les éditeurs –, le jeu défie une autre idole : « Personne ne sort de jeux au printemps. » Pete Hines s’en amuse aujourd’hui : « Nous avons vendu des millions de copies, et regardez : en 2025, le remaster d’Oblivion est le 2ᵉ jeu le plus vendu de l’année aux États-Unis. Qui rit maintenant ? »
Ce succès repose sur une philosophie claire : Bethesda ne cherche pas à concurrencer les blockbusters sur leur terrain. Au lieu de miser sur le multijoueur compétitif ou des graphismes ultra-réalistes, le studio perfectionne l’immersion solo, avec des mécaniques comme le système de guildes, la création de sorts, ou une IA réactive (même si cette dernière a souvent été critiquée). Todd Howard, directeur du studio, résumait cette approche en 2016 : « Nous ne faisons pas des jeux pour les critiques. Nous les faisons pour les joueurs qui veulent s’y perdre. »
Un choix qui paie : selon Steam Spy, Skyrim totalise plus de 10 millions de joueurs actifs mensuels en 2023, grâce à ses rééditions et à une moddabilité légendaire (plus de 60 000 mods sur Nexus Mods).
Derrière les chiffres : Une révolution culturelle
Skyrim n’a pas seulement battu des records de ventes : il a redéfini les attentes des joueurs. Avant lui, les RPG ouverts étaient souvent réservés à une niche de hardcore gamers. Avec son système de combat accessible, ses quêtes secondaires mémorables (comme « Un Amour interdit » ou « La Pierre de Balthazar »), et son monde cohérent, Skyrim a séduit un public bien plus large, y compris des joueurs habitués aux shooters ou aux jeux mobiles.
Son impact dépasse même le cadre du jeu vidéo. Des mèmes internet (« Arrow to the knee ») aux références dans des séries TV (The Big Bang Theory, Stranger Things), en passant par des concerts de musique médiévale inspirés de sa bande-son (composée par Jeremy Soule), Skyrim est devenu un objet culturel transmedia. Malcolm Harris, sociologue des médias, note : « Skyrim a prouvé qu’un jeu vidéo pouvait être à la fois un produit de masse et une œuvre d’art. C’est le Citizen Kane des RPG modernes. »
Cette influence se mesure aussi dans l’industrie. Des jeux comme The Witcher 3 (CD Projekt Red) ou Elden Ring (FromSoftware) doivent beaucoup à Skyrim, que ce soit dans la conception des mondes ouverts ou la narration environnementale. Même Ubisoft a revu sa copie avec Assassin’s Creed Valhalla, intégrant des éléments de survie et de gestion de campement directement inspirés de Bordeciel.
Cependant, tous les observateurs ne partagent pas cet enthousiasme. Jim Sterling, critique connu pour son franc-parler, souligne les limites techniques du jeu : « Skyrim était révolutionnaire, mais son moteur Creation Engine était déjà obsolète à sa sortie. Les bugs, les animations rigides… Bethesda a sacrifié la finesse pour la taille du monde. » Un compromis que les fans semblent pardonner, à en juger par les 96% de critiques positives sur Steam.
L’héritage de Pete Hines : Une leçon de leadership
Derrière ces succès se cache une culture d’entreprise unique, incarnée par Pete Hines. Arrivé chez Bethesda en 1999, il a accompagné la transformation du studio, d’un petit développeur de Maryland en un géant du jeu vidéo. Son credos ? « Si tout le monde dit que c’est impossible, c’est probablement qu’il faut le faire. »
Cette philosophie s’est illustrée à plusieurs reprises :
- 2008 : Bethesda rachète id Software (Doom, Quake), un mouvement audacieux qui choque l’industrie. Résultat ? Doom Eternal (2020) devient un triomphe critique et commercial.
- 2015 : Sortie de Fallout 4 en pleine polémique sur les microtransactions. Malgré les critiques, le jeu s’écoule à 20 millions d’exemplaires.
- 2018 : Lancement de Fallout 76, un RPG multijoueur controversé. Malgré un démarrage chaotique, le jeu se relève grâce à des mises à jour gratuites et une communauté fidèle.
Pour Hines, le secret réside dans une confiance inébranlable en ses équipes : « Nous n’avions pas les budgets d’EA ou d’Activision, mais nous avions des passionnés. Des gens prêts à travailler 80 heures par semaine parce qu’ils croyaient en ce qu’ils faisaient. » Une approche qui a aussi ses détracteurs : en 2018, des rumeurs de crunch excessif chez Bethesda ont ébranlé cette image idyllique.
Son départ en 2021, après le rachat de ZeniMax par Microsoft, marque la fin d’une ère. Aujourd’hui retraité, Hines observe l’industrie avec un œil critique, notamment sur l’essor des abonnements comme le Xbox Game Pass : « C’est une bonne chose pour les joueurs, mais je crains que les éditeurs ne deviennent trop dépendants de ces modèles. Il faut garder une place pour les jeux premium, ceux qui prennent des risques. »
2024 et au-delà : Que reste-t-il de l’esprit Bethesda ?
Avec le rachat par Microsoft, Bethesda entre dans une nouvelle ère. The Elder Scrolls VI et Starfield (sorti en 2023) sont désormais des exclusivités Xbox/PC, une décision qui divise les fans PlayStation. Pourtant, les ventes de Starfield (13 millions de joueurs en 2024) prouvent que la magie opère toujours.
Pour Jeff Grubb, journaliste chez GamesBeat, l’enjeu est clair : « Bethesda doit éviter de devenir une usine à jeux pour le Game Pass. Leur force, c’était leur indépendance créative. Si Microsoft les transforme en studio de contenu générique, ils perdront ce qui les rend uniques. »
Un défi de taille, alors que l’industrie se concentre de plus en plus sur les live services et les jeux-as-a-service. Pourtant, si une leçon peut être tirée de l’histoire de Skyrim, c’est que l’audace paie. Comme le résume Pete Hines : « Dans ce métier, si vous ne prenez pas de risques, vous êtes déjà mort. »
L’histoire de Skyrim face à Call of Duty est bien plus qu’un simple duel commercial : c’est le récit d’un David numérique qui, armé d’une vision claire et d’une foi inébranlable en son produit, a terrassé un géant. Derrière les 60 millions de ventes et les mèmes légendaires se cache une leçon intemporelle pour l’industrie : l’innovation triomphe souvent de la convention.
Aujourd’hui, alors que Bethesda navigue dans les eaux parfois troubles de Microsoft, une question persiste : le studio parviendra-t-il à conserver cette alchimie unique qui a fait de ses jeux des expériences inoubliables ? Une chose est sûre : grâce à des figures comme Pete Hines, l’héritage de Skyrim – ce mélange de folie créative et de ténacité – continuera d’inspirer les développeurs pour les décennies à venir.
Et si l’on devait retenir une phrase de cette épopée, ce serait peut-être celle-ci, murmurée par un développeur anonyme de Bethesda en 2011 : « On nous avait dit que c’était impossible. On a juste oublié de les écouter. »