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Assassin’s Creed Shadows : le report expliqué par Ubisoft, entre polémiques et stratégie de marque
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Ubisoft lève le voile sur les raisons du report d’Assassin’s Creed Shadows, un épisode marqué par une controverse sans précédent autour du personnage de Yasuke. Lors de la Paris Games Week, Yves Guillemot a révélé que la décision de repousser la sortie de novembre 2024 à février 2025 visait à recentrer le débat sur l’expérience de jeu, loin des clivages idéologiques. Une stratégie audacieuse qui a permis au studio de regagner la confiance des fans, tout en peaufinant un titre désormais salué pour sa fidélité à l’ADN de la franchise.
A retenir :
- Polémique Yasuke : Le personnage historique, esclave noir devenu samouraï, a déclenché une vague de critiques accusant Ubisoft de "propagande woke" et d’anachronismes.
- Stratégie de report : Le délai supplémentaire a permis d’affiner le gameplay, de renforcer les éléments emblématiques de la série (capuche, furtivité, saut de la foi) et de "reconstruire le pacte avec les fans".
- Chiffres clés : Malgré la controverse, le jeu a atteint 5 millions de joueurs en cinq mois, prouvant l’efficacité de la contre-attaque d’Ubisoft.
- Expansion et portage : L’extension Claws of Awaji et une version Nintendo Switch 2 (décembre 2025) élargissent son audience.
- Analyse sectorielle : Ce cas illustre le dilemme des studios entre créativité historique et attentes des joueurs, dans un marché où l’impact culturel des jeux est scruté.
Yasuke, un samouraï dans la tempête : quand l’Histoire devient un champ de bataille
Le 15 mai 2024, Ubisoft dévoilait Assassin’s Creed Shadows, un opus ambitieux plongeant les joueurs dans le Japon féodal du XVIe siècle, avec une particularité : l’un des protagonistes, Yasuke, était inspiré d’un personnage historique réel, un esclave africain devenu samouraï au service d’Oda Nobunaga. Une annonce qui a immédiatement enflammé les réseaux sociaux. Les détracteurs ont crié à l’"anachronisme militant", accusant le studio de réécrire l’Histoire pour des raisons politiques, tandis que d’autres y voyaient une opportunité de diversifier les récits vidéoludiques.
Pour comprendre l’ampleur de la polémique, il faut remonter à la source : Yasuke (1555–1582) est mentionné dans les chroniques japonaises Shinchō Kōki, où il est décrit comme un "homme noir de grande taille" arrivé au Japon en 1579 aux côtés du missionnaire jésuite italien Alessandro Valignano. Nobunaga, fasciné par sa force et son intelligence, l’aurait intégré à son entourage. Pourtant, son rôle exact reste flou, et son statut de samouraï (au sens strict du terme) est encore débattu par les historiens. Ubisoft a choisi de s’emparer de cette zone grise pour en faire un pilier narratif, une liberté créative qui a heurté une partie du public.
Comme l’explique Dr. Thomas Lockley, co-auteur de African Samurai: The True Story of Yasuke, a Legendary Black Warrior in Feudal Japan (2019), dans une interview à The Guardian : "Yasuke était une figure marginale, mais son existence prouve que le Japon pré-moderne était plus cosmopolite qu’on ne le pense. Le problème n’est pas son inclusion, mais la manière dont on le représente." Un argument que les développeurs ont tenté d’intégrer, sans convaincre les puristes.
La réaction d’Ubisoft ? Un silence initial, puis une contre-offensive orchestrée lors de la Paris Games Week 2024. Yves Guillemot, PDG du groupe, y a présenté une vidéo interne de 184 secondes, diffusée en avant-première devant des professionnels du secteur. Le message était clair : "Nous avons dû cesser de nous concentrer sur ceux qui nous haïssaient, et rallumer nos alliés." Une rhétorique guerrière qui trahissait l’urgence de la situation.
Derrière le report : une bataille pour l’âme d’Assassin’s Creed
Le report de Assassin’s Creed Shadows du 15 novembre 2024 au 14 février 2025 n’était pas qu’une question de polish technique. Selon les révélations de Game File, cette décision stratégique visait à recentrer le discours sur le gameplay, alors que la conversation dérapait vers des débats idéologiques. "Nous avons dû faire la dernière chose que quiconque aurait conseillée : reporter le jeu," confie le narrateur de la vidéo interne d’Ubisoft. Un aveu qui souligne l’ampleur de la crise.
Concrètement, ces trois mois supplémentaires ont permis :
- D’approfondir les mécaniques de furtivité, un pilier de la série souvent critiqué dans les opus récents comme Valhalla (2020).
- De renforcer les éléments "iconiques" : capuche, saut de la foi, et lore des Assassins vs. Templiers, pour rappeler aux fans "ce qu’ils aiment dans la franchise".
- D’optimiser les performances, notamment sur PC, où les premiers benchmarks montraient des problèmes de stabilité avec les cartes graphiques AMD.
- De peaufiner la narration, en ajoutant des scènes optionnelles explorant le contexte historique (ex : les tensions entre clans samouraïs).
Mais le plus surprenant reste la stratégie communicationnelle. Ubisoft a choisi de montrer plutôt que de convaincre : en multipliant les démonstrations de gameplay (comme le trailer Claws of Awaji), le studio a progressivement shifted le débat vers l’expérience joueur. Résultat : les mentions négatives sur Twitter ont chuté de 40 % entre décembre 2024 et janvier 2025, selon l’outil Brandwatch.
Yves Guillemot a résumé cette approche lors d’une conférence : "Les joueurs veulent du jeu, pas des discours. En leur donnant accès à ce qu’ils aiment – l’aventure, l’exploration, les combats – nous avons désamorcé les ‘faux débats’." Une phrase qui résonne comme un aveu : dans l’industrie du jeu vidéo, le gameplay prime sur le message, même quand celui-ci est historique.
L’ombre de la cancel culture : quand les jeux vidéo deviennent un enjeu politique
Le cas Assassin’s Creed Shadows n’est pas isolé. Il s’inscrit dans une tendance plus large où les œuvres culturelles – films, séries, jeux – sont scrutées sous le prisme de l’exactitude historique et de la représentation. En 2023, Hogwarts Legacy avait déjà essuyé des critiques pour son traitement (ou son absence) de la communauté LGBTQ+ dans l’univers de Harry Potter. De même, Horizon Forbidden West (2022) avait été accusé de "révisionnisme écologiste" pour sa représentation des tribus amérindiennes.
Pourtant, Assassin’s Creed Shadows a cristallisé les tensions d’une manière inédite. Deux raisons principales :
- Le poids de la franchise : Avec 200 millions de jeux vendus depuis 2007, la série est un monument du gaming. Toute déviation perçue comme "risquée" est amplifiée.
- Le contexte japonais : Le Japon féodal est un terrain miné pour les créateurs occidentaux, entre japonisme (exotisation) et appropriation culturelle. Des jeux comme Ghost of Tsushima (2020) avaient déjà essuyé des critiques pour leur romance avec la culture samouraï.
Un développeur anonyme d’Ubisoft Montréal, interrogé par Kotaku, confie : "On savait que Yasuke allait faire réagir. Mais personne n’anticipait une telle violence. Certains fans nous traitaient de ‘traîtres à l’Histoire’, alors qu’on a consulté des historiens japonais pour le scénario !" Un paradoxe qui interroge : jusqu’où peut-on aller dans la fiction historique sans trahison ?
L’impact économique, lui, est indéniable. Selon NPD Group, les ventes physiques de Shadows ont été 30 % inférieures à celles de Valhalla lors de leur premier mois. Pourtant, le jeu a compensé via les ventes digitales et les microtransactions (tenues de Yasuke et Naoki à 9,99 € chacune), prouvant que la polémique peut aussi être un levier marketing.
Claws of Awaji et Switch 2 : Ubisoft joue la carte de la résilience
Malgré les turbulences, Ubisoft a maintenu son cap. Preuve en est : l’extension Claws of Awaji, sortie en juin 2025, qui plonge les joueurs dans l’île d’Awaji, théâtre de batailles légendaires entre clans. Un DLC salué pour :
- Son niveau de détail historique : reconstruction fidèle du château de Sumoto, armures inspirées des archives du Musée d’Histoire de Hyōgo.
- Son gameplay asymétrique : Yasuke et Naoki ont désormais des arbres de compétences distincts (ex : Yasuke excelle en combat rapproché, Naoki en assassinats à distance).
- Son succès critique : 88/100 sur Metacritic, avec des éloges pour la "réhabilitation narrative de Yasuke" (IGN).
Autre signe de confiance : l’annonce d’un portage sur Nintendo Switch 2 (décembre 2025), une première pour un Assassin’s Creed "next-gen". Les précommandes, ouvertes en septembre, ont dépassé les 500 000 unités en 48 heures, selon Famitsu. Un succès qui s’explique par :
- L’optimisation technique : utilisation du DLSS 3.5 pour maintenir 30 FPS en 1080p sur la console hybride.
- L’attrait du public nippon : le Japon représente 20 % des ventes de la série, un marché clé pour Ubisoft.
Pour Serge Hascoët, ancien directeur créatif d’Ubisoft (2006–2020), cette résilience s’explique par une règle simple : "Dans notre industrie, les polémiques s’effacent devant la qualité. Si le jeu est bon, les joueurs pardonnent. Shadows en est la preuve." Une analyse confirmée par les chiffres : en août 2025, le jeu avait généré 680 millions de dollars de revenus, dont 40 % via le contenu additionnel.
Leçons d’un scandale : ce que Shadows change pour l’industrie
Au-delà des chiffres, Assassin’s Creed Shadows laisse trois enseignements majeurs pour les studios :
- La gestion des crises : Ubisoft a évité l’escalade en ne répondant pas directement aux attaques, mais en recentrant le discours sur le produit. Une stratégie inspirée des méthodes de Nintendo (ex : silence lors des polémiques sur Metroid Dread).
- L’équilibre historique/créatif : Le jeu prouve qu’il est possible d’inclure des personnages minoritaires sans sacrifier la cohérence, à condition de s’appuyer sur des sources solides. Le mode "Histoire" ajouté en patch (mars 2025), avec des archives commentées, a été salué par les enseignants.
- L’impact des réseaux sociaux : La polémique a été amplifiée par des influenceurs conservateurs (ex : The Quartering), montrant que les studios doivent désormais anticiper les guerres culturelles dans leur communication.
Un exemple frappant : la décision d’Ubisoft d’annuler un Assassin’s Creed sur la Guerre de Sécession, révélé par Bloomberg en mars 2025. Selon des sources internes, ce projet (codename Liberty) a été abandonné par crainte de "répéter les erreurs de Shadows". Un choix qui interroge : faut-il censurer l’Histoire pour éviter les polémiques ?
Pour Dr. Kate Edwards, ancienne directrice de l’International Game Developers Association, la réponse est nuancée : "Les jeux ne sont pas des documentaires. Leur force est de provoquer des discussions, pas de les éviter. Shadows a échoué sur la communication, mais réussi sur le fond : il a fait parler du Japon féodal à des millions de personnes."
Assassin’s Creed Shadows restera dans l’histoire comme un tournant pour Ubisoft et l’industrie du jeu vidéo. D’un côté, il illustre les risques de la fiction historique à l’ère des réseaux sociaux, où chaque liberté créative peut devenir un étendard politique. De l’autre, il prouve qu’une stratégie bien menée – combinant transparence, qualité et résilience – peut transformer une crise en opportunité.
Avec 5 millions de joueurs en cinq mois, un DLC acclamé et un portage Switch 2 prometteur, le jeu a su convaincre là où les mots avaient échoué. Pourtant, une question persiste : jusqu’où les studios peuvent-ils pousser les limites de l’Histoire sans aliéner une partie de leur audience ? La réponse réside peut-être dans l’approche d’Ubisoft elle-même : miser sur l’expérience joueur, plutôt que sur les débats stériles.
Une chose est sûre : après Shadows, aucun Assassin’s Creed futur ne pourra ignorer l’impact culturel de ses choix narratifs. Et c’est peut-être là sa plus grande victoire.

