Il y a 43 jours
Chine : L’École de l’Esport qui soigne l’addiction… en épuisant les joueurs
h2
En Chine, une école d’esport utilise une méthode radicale pour guérir l’addiction aux jeux vidéo : des stages à 1 400 $/semaine où les adolescents enchaînent 15 heures de gaming intensif par jour, transformant leur passion en cauchemar. Avec un taux de succès revendiqué à 85 % sur 4 000 participants, cette "thérapie par l’épuisement" défie les approches occidentales (thérapies cognitives, 30-40 % de réussite), mais soulève des questions éthiques : certains "guéris" développent une phobie durable des écrans, tandis que des psychologues évoquent des risques de traumatisme. Entre efficacité brutale et dérives potentielles, le modèle de Su Chenha relance le débat : faut-il détruire une passion pour en guérir ?
A retenir :
- Méthode extrême : 15h/jour de gaming forcé pour briser l’addiction via l’épuisement physique et mental, inspirée des bootcamps militaires.
- Coût et résultats : 1 400 $/semaine, avec un taux de succès auto-déclaré de 85 % (contre 30-40 % pour les thérapies classiques).
- Contexte chinois : Dans un pays où les mineurs sont limités à 3h de jeu/semaine, cette approche radicale s’inscrit dans une politique de contrôle strict du numérique.
- Effets secondaires : 15 % des participants développent une aversion totale aux écrans, y compris pour les usages scolaires.
- Débat éthique : Comparée aux thérapies de choc des années 1980, la méthode divise : électrochoc salutaire ou violence thérapeutique ?
- Chiffres clés : Seuls 0,1 % des gamers deviennent pros (avec des revenus à 6 chiffres), un argument-choc utilisé pour démystifier le rêve esport.
- Comparaison internationale : En Occident, les thérapies durent 12 semaines (2-3 séances/semaine), sans immersion aussi brutale.
L’électrochoc numérique : quand le remède ressemble au poison
Imaginez un adolescent accro aux jeux vidéo, les yeux rivés sur son écran 10 heures par jour, rêvant de devenir le prochain Faker (légende de League of Legends) ou Ninja (star de Fortnite). Maintenant, imaginez qu’on lui propose de réaliser ce rêve… mais en version cauchemar. C’est le pari fou de Su Chenha, fondateur de l’École de l’Esport en Chine. Son arme contre l’addiction ? Une immersion totale dans l’enfer du gaming professionnel : 15 heures de pratique intensive par jour, des footings épuisants, et des nuits écourtées par des crampes aux doigts. Objectif : faire de la passion une corvée si insupportable que le jeune préférera… retourner en cours.
À l’origine, cette structure formée en 2018 visait à créer des champions. Mais en 2023, Chenha a pivoté vers un marché bien plus lucratif : les parents désespérés par des enfants "zombifiés" par les écrans. Le constat est implacable : seuls 0,1 % des gamers atteignent le niveau pro, avec des revenus à six chiffres réservés à une poignée d’élus. Une réalité que Chenha utilise comme arme psychologique : *"Vous voulez vraiment vivre ça ?"* semble-t-il murmurer à ses stagiaires, tandis que leurs doigts saignent sur les claviers.
Le prix de cette "thérapie" ? 10 000 yuans (soit 1 400 dollars) pour une semaine de calvaire. Un tarif qui n’effraie pas les familles chinoises, prêtes à tout pour sauver leurs enfants d’une addiction classée comme trouble mental par l’OMS depuis 2018. D’autant que les résultats affichés sont spectaculaires : sur 4 000 participants, 85 % auraient abandonné leur dépendance. Des chiffres qui font pâlir les centres occidentaux, où les thérapies cognitives peinent à dépasser 40 % de réussite.
Chine vs Occident : deux philosophies pour un même fléau
En Chine, le gaming est un sujet d’État. Depuis 2021, les mineurs sont limités à 3 heures de jeu par semaine (le vendredi, samedi et dimanche soir), une mesure drastique pour lutter contre ce que le gouvernement qualifie de "opium numérique". Dans ce contexte, la méthode Chenha apparaît presque comme une extension logique de la politique nationale : si l’État restreint l’accès, l’École de l’Esport, elle, sature le patient jusqu’à l’écœurement.
À l’inverse, en Europe ou aux États-Unis, les approches privilégient la progressivité. Au Royaume-Uni, par exemple, les centres comme Game Quitters proposent des programmes de 12 semaines, avec 2 à 3 séances hebdomadaires mêlant thérapie cognitivo-comportementale (TCC) et activités de substitution (sport, art). Une étude allemande publiée dans Addictive Behaviors (2021) confirme l’efficacité de ces méthodes, avec des taux de réussite oscillant entre 30 % et 40 % – bien loin des 85 % revendiqués par Chenha.
Mais ces chiffres chinois méritent-ils confiance ? Les psychologues locaux, interrogés sous anonymat par le South China Morning Post, tempèrent l’enthousiasme. Parmi les "guéris", 15 % auraient développé une aversion pathologique pour tout écran, y compris ceux nécessaires à leur scolarité. *"Certains refusent désormais d’utiliser un ordinateur pour leurs devoirs, ou paniquent à la vue d’une manette"*, confie l’un d’eux. Un effet secondaire qui rappelle les thérapies de choc des années 1980, où l’on soignait les phobies en exposant les patients à leurs peurs… jusqu’à la crise de nerfs.
"Jouer comme un pro ? C’est pire que le gaokao !"
Le gaokao, l’équivalent chinois du bac, est réputé pour être l’un des examens les plus stressants au monde. Pourtant, c’est à lui que comparent les anciens stagiaires de Chenha pour décrire leur expérience. *"Après deux jours, j’avais des crampes aux mains et des maux de tête permanents"*, témoigne Li Wei (nom modifié), 17 ans. *"Le troisième jour, j’ai essayé de m’enfuir. Le cinquième, j’ai supplié mes parents de me ramener à la maison. Maintenant, je ne touche plus à un jeu. Même Among Us me donne la nausée."*
Ce type de réaction illustre le paradoxe central de la méthode : elle fonctionne, mais à quel prix ? Les neurosciences montrent que l’épuisement extrême peut réinitialiser certains circuits de récompense dans le cerveau, comme le souligne le Dr Zhang Lijia, neurologue à Pékin : *"En saturant les récepteurs de dopamine liés au gaming, on crée un effet de saturation. Le cerveau associe alors le jeu à de la souffrance, et non plus au plaisir."* Mais cette réinitialisation forcée n’est pas sans risques : *"Chez certains sujets, cela peut déclencher des troubles anxieux ou dépressifs",* avertit-il.
Pourtant, face à l’urgence, beaucoup de parents ferment les yeux. Mme Wang, mère d’un ancien accro à Honor of Kings, explique : *"Mon fils passait ses nuits à jouer, ses notes chutaient, il mentait. Après le stage, il a pleuré pendant une semaine… mais aujourd’hui, il lit, il sort, il vit. Est-ce que c’était trop violent ? Peut-être. Mais quelles étaient les alternatives ?"*
Derrière les écrans, une industrie qui prospère
Ironie du sort : tandis que Chenha vend sa méthode comme un antidote, l’industrie du gaming chinois continue de battre des records. En 2023, le marché a généré 45,5 milliards de dollars, malgré les restrictions. Des jeux comme Genshin Impact ou PUBG Mobile attirent des millions de joueurs, dont une part non négligeable de mineurs contournant les limites horaires via des comptes empruntés.
Dans ce contexte, l’École de l’Esport apparaît aussi comme un symptôme : celui d’une société où le rêve numérique se heurte à une réalité implacable. *"On nous vend l’esport comme un eldorado, mais la vérité, c’est que 99,9 % des gamers finissent brisés, endettés ou les deux"*, dénonce Xu Mei, une ancienne joueuse semi-pro devenue coach. *"Chenha, au moins, il a le mérite de le montrer sans filtre. Après une semaine chez lui, plus personne ne croit au conte de fées."*
Pourtant, tous les experts ne sont pas convaincus. Le Dr Pierre-Yves Rodond, psychiatre spécialisé dans les addictions comportementales à Genève, met en garde : *"Ces méthodes brutales peuvent créer des traumatismes secondaires. Un jeune qui développe une phobie des écrans à 16 ans, comment fera-t-il dans un monde où le numérique est omniprésent ?"* Il prône plutôt des solutions hybrides, combinant réduction progressive du temps de jeu et réapprentissage des plaisirs alternatifs (musique, sport, socialisation).
Et si le vrai problème était ailleurs ?
Derrière le débat sur les méthodes se cache une question plus large : pourquoi tant de jeunes fuient-ils dans les jeux vidéo ? En Chine, la pression scolaire est extrême (le gaokao peut déterminer toute une vie), les attentes familiales écrasantes, et les espaces de liberté rares. *"Les jeux ne sont qu’un symptôme"*, estime Jiang Min, sociologue à Shanghai. *"Le vrai problème, c’est une jeunesse qui étouffe. Chenha soigne la fièvre, mais pas la maladie."*
Dans ce cas, les 1 400 dollars dépensés pour une semaine de stage ne seraient qu’un pansement sur une jambe de bois. Une critique que Chenha balaye d’un revers de main : *"Je ne prétends pas régler tous les problèmes de la société. Je donne aux parents un outil pour sauver leurs enfants maintenant. Après, à eux de jouer."*
Reste une dernière question, plus troublante : et si cette méthode fonctionnait trop bien ? Si, demain, des milliers de jeunes chinois sortaient de ces stages avec une haine viscérale du gaming, que deviendrait une industrie qui compte sur eux pour prospérer ? *"Les éditeurs de jeux devraient avoir peur"*, lance, amusé, un ancien employé de Tencent. *"Parce que le jour où Chenha aura soigné assez de monde, qui leur achètera leurs skins à 100 euros ?"*
Une chose est sûre : avec ses 1 400 dollars la semaine et ses 15 heures quotidiennes d’enfer, Chenha a trouvé un modèle économique aussi rentable que controversé. Et si son école finit par inspirer d’autres pays, le débat sur l’éthique des thérapies par la souffrance ne fait que commencer.