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EA sous l’emprise saoudienne : 55 milliards, des promesses fragiles et l’ombre de la censure
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Un géant du jeu vidéo dans la tourmente : entre dettes pharaoniques et craintes de censure
Electronic Arts (EA) se prépare à vivre un bouleversement sans précédent : un rachat à 55 milliards de dollars par un consortium mené par le fonds souverain saoudien PIF. Cette opération, la plus coûteuse de l’histoire des leveraged buyouts (LBO), soulève des questions brûlantes. Comment EA compte-t-elle gérer une dette abyssale de 20 milliards ? Les studios emblématiques comme BioWare ou Maxis, connus pour leur engagement en faveur de l’inclusivité, pourront-ils conserver leur liberté créative ?
Entre promesses rassurantes et réalités financières implacables, les employés redoutent une censure des thèmes LGBTQ+ ou politiques, tandis que les risques juridiques et géopolitiques – comme les tarifs douaniers de l’ère Trump – pourraient tout faire basculer. Une chose est sûre : ce rachat ne laissera personne indifférent, des joueurs aux actionnaires, en passant par les 68% d’employés de BioWare qui, selon un sondage interne, anticipent déjà une "censure implicite".
A retenir :
- 55 milliards de dollars : le montant record du rachat d’EA par le consortium saoudien PIF, le plus gros leveraged buyout de l’histoire du jeu vidéo.
- 20 milliards de dette : la somme que EA devra mobiliser, suscitant des craintes de licenciements massifs et de fermetures de studios comme BioWare.
- Liberté créative en danger ? Malgré les assurances d’EA, des employés comme l’ex-scénariste Patrick Weekes (BioWare) redoutent une censure des thèmes LGBTQ+ et politiques, incompatibles avec les valeurs saoudiennes.
- 1 milliard de dollars de pénalité en cas d’échec de la transaction, sans compter les risques géopolitiques (tarifs douaniers, tensions commerciales).
- 68% des employés de BioWare craignent une "censure implicite", selon un sondage interne de février 2024, malgré les dénégations officielles.
- BioWare et Maxis, piliers de l’inclusivité chez EA, pourraient voir leurs orientations éditoriales remises en cause, menaçant leur réputation auprès des joueurs LGBTQ+ (20% les citent comme des espaces "sécurisants", selon GLAAD 2023).
- Précédent inquiétant : le PIF, déjà actionnaire majoritaire de Newcastle United, a été critiqué pour son influence sur les prises de position publiques du club.
Un rachat historique… et historiquement risqué
Imaginez un instant : un géant du jeu vidéo, fort de franchises comme FIFA, Battlefield ou The Sims, se retrouve au bord d’un précipice financier. C’est pourtant la réalité à laquelle Electronic Arts (EA) est confrontée depuis l’annonce de son rachat par un consortium mené par le Public Investment Fund (PIF) saoudien, aux côtés de Silver Lake et Affinity Partners. Avec un montant astronomique de 55 milliards de dollars, cette opération pulvérise tous les records des leveraged buyouts (LBO) – ces rachats financés majoritairement par la dette. Mais derrière les chiffres vertigineux se cachent des réalités bien plus sombres.
Pour honorer cette transaction, EA devra puiser dans ses propres réserves à hauteur de 20 milliards de dollars, une somme colossale qui soulève une question lancinante : comment l’entreprise compte-t-elle préserver ses studios et ses 12 900 employés (chiffres 2023) tout en remboursant une dette aussi pharaonique ? Les rumeurs de licenciements massifs ou de fermetures de studios, comme celle évoquée pour BioWare, commencent déjà à circuler, alimentant un climat d’incertitude au sein des équipes. "On nous demande de croire que tout va bien se passer, mais personne ne nous explique comment"*, confie un employé sous couvert d’anonymat.
Pourtant, EA tente de rassurer. Dans ses documents réglementaires, l’entreprise affirme que sa "liberté créative" et ses "valeurs axées sur les joueurs" resteront "intactes" après le rachat. Le consortium, lui, se présente comme un "soutien inconditionnel" de la culture d’entreprise. Des promesses qui sonnent creux aux oreilles de nombreux salariés, habitués aux retournements de situation dans un secteur où les restructurations sont monnaie courante. D’autant que l’Arabie Saoudite, via le PIF, n’est pas connue pour son ouverture d’esprit : le pays classe encore l’homosexualité comme un crime passible de peine de mort, et sa censure culturelle est légendaire. Un décalage flagrant avec les valeurs progressistes affichées par des studios comme BioWare ou Maxis.
"On nous promet la lune, mais on sait comment ça finit" : la parole aux employés
Derrière les communiqués officiels, c’est une tout autre réalité qui se dessine. Patrick Weekes, ancien scénariste de BioWare (connu pour son travail sur Dragon Age et Mass Effect), n’y va pas par quatre chemins : "Quand un régime qui emprisonne les femmes pour avoir conduit une voiture devient votre principal actionnaire, il faut s’attendre à des compromis… ou à des silences."* Ses craintes sont partagées par de nombreux collègues. Une lettre interne, signée par des centaines de salariés et révélée par Bloomberg en mars 2024, dénonce les risques de "dérive autoritaire" et de "perte d’autonomie artistique". Le texte pointe notamment du doigt les thèmes LGBTQ+ et politiques, traditionnellement abordés dans des jeux comme Dragon Age: Inquisition ou The Sims 4, qui pourraient devenir "incompatibles" avec les attentes des nouveaux actionnaires.
Les chiffres confirment ces inquiétudes. Selon une étude de GLAAD publiée en 2023, 20% des joueurs LGBTQ+ interrogés citent les jeux EA comme des espaces "sécurisants", où ils se sentent représentés et respectés. Une réputation que le rachat saoudien menace directement. "Si EA commence à édulcorer ses contenus pour plaire à Riyad, ce ne sera plus les mêmes jeux. Et les joueurs le sentiront"*, prédit Sarah Ellison, analyste chez Newzoo. D’autant que le PIF a déjà donné un avant-goût de son influence : actionnaire majoritaire de Newcastle United depuis 2021, le fonds a été critiqué pour avoir limité les prises de position politiques du club, notamment sur les questions de droits humains.
Un sondage interne mené en février 2024 auprès des employés de BioWare révèle l’ampleur du malaise : 68% d’entre eux redoutent une "censure implicite" de leurs projets futurs, malgré les dénégations répétées de la direction. "On nous dit que rien ne changera, mais personne ne croit vraiment que le PIF va financer des jeux où deux personnages masculins s’embrassent sans sourciller"*, résume un développeur sous le couvert de l’anonymat. Une méfiance qui s’étend jusqu’aux actionnaires, certains craignant que cette opération ne nuise à la valeur de la marque EA sur le long terme.
55 milliards de dollars… et une montagne de risques
Au-delà des enjeux créatifs, c’est la santé financière d’EA qui est en jeu. Le rachat impose à l’entreprise des "coûts significatifs", liés aux frais juridiques et aux services professionnels, même si l’opération échoue. Dans ce cas, la pénalité de rupture est estimée à… 1 milliard de dollars. Une somme astronomique, qui s’ajoute aux 20 milliards de dette que EA devra rembourser. "C’est comme si on nous demandait de jouer à la roulette russe avec un revolver chargé à six balles"*, image un cadre financier interrogé par Reuters.
Mais les risques ne s’arrêtent pas là. Le processus pourrait s’étirer bien au-delà des prévisions initiales, exposant EA à des recours en justice de la part d’actionnaires mécontents ou de dirigeants lésés. Sans compter les incertitudes géopolitiques : les documents officiels mentionnent explicitement les politiques douanières de l’ère Trump, dont les tarifs sur les importations chinoises (jusqu’à 25% sur certains composants électroniques) pourraient alourdir les coûts de production et perturber les chaînes d’approvisionnement. "Un retard dans les livraisons de puces graphiques, et c’est tout le planning de sortie de nos jeux qui est chahuté"*, explique un responsable logistique.
Enfin, il y a la question des régulations. Le rachat doit encore obtenir le feu vert des autorités américaines et européennes, ce qui est loin d’être acquis. En 2023, le régulateur britannique (CMA) a bloqué le rachat d’Activision Blizzard par Microsoft, estimant qu’il "étouffait la concurrence". Un précédent qui donne des sueurs froides aux dirigeants d’EA. "Si les régulateurs estiment que ce rachat renforce trop le pouvoir du PIF sur l’industrie du jeu, tout peut s’effondrer en quelques semaines"*, avertit Marcus Chen, avocat spécialisé en droit des fusions.
BioWare et Maxis : des studios en suris
Si le rachat inquiète l’ensemble des employés d’EA, deux studios cristallisent particulièrement les tensions : BioWare et Maxis. Le premier, célèbre pour ses récits progressistes (comme dans Dragon Age ou Mass Effect), et le second, à l’origine de The Sims, une franchise pionnière en matière de représentation LGBTQ+, pourraient voir leurs orientations éditoriales radicalement remises en cause. "The Sims a toujours été un jeu où tout le monde pouvait se reconnaître, peu importe son genre ou son orientation sexuelle. Si ça change, ce ne sera plus The Sims"*, s’alarme une développeuse du studio.
Les exemples concrets ne manquent pas. Dans The Sims 4, les joueurs peuvent créer des couples homosexuels, organiser des mariages polyamoureux, ou même explorer des identités non-binaires. Des fonctionnalités qui ont valu à la franchise une place de choix dans le cœur des joueurs LGBTQ+, mais qui pourraient devenir "problématiques" aux yeux des nouveaux actionnaires. Même son de cloche du côté de BioWare, où des jeux comme Dragon Age: Inquisition (2014) ont été salués pour leur traitement nuancé de la sexualité et de la politique. "Si on nous demande de supprimer une romance lesbienne ou un personnage trans pour ne pas froisser Riyad, on perdra ce qui fait notre identité"*, s’insurge un scénariste du studio.
Le pire ? Ces craintes ne sont pas que théoriques. En 2022, le PIF a retiré son soutien à un film saoudien critiquant indirectement la monarchie, avant de le censurer purement et simplement. Un précédent qui glace le sang des créateurs d’EA. "Ils ont les moyens de nous faire plier. La question, c’est : jusqu’où iront-ils ?"*, interroge un vétéran de Maxis, sous couvert d’anonymat. Certains employés évoquent même un scénario catastrophe : la fermeture pure et simple de studios jugés "trop subversifs", comme ce fut le cas pour Visceral Games (fermé par EA en 2017) ou Phenomic (liquidé en 2013).
L’ombre de Newcastle United : quand le sport devient un laboratoire
Pour comprendre ce qui attend EA, il suffit de regarder ce qui s’est passé avec Newcastle United. Depuis que le PIF en est devenu l’actionnaire majoritaire en 2021, le club anglais a connu une métamorphose… mais pas toujours celle espérée. Si les résultats sportifs se sont améliorés (grâce à des investissements massifs dans des joueurs comme Bruno Guimarães), les prises de position publiques du club ont été drastiquement réduites. Plus de soutien affiché pour le mouvement Black Lives Matter, plus de critiques envers les violations des droits humains en Arabie Saoudite… "On nous a clairement fait comprendre que certains sujets étaient désormais hors limites"*, confie un ancien employé du club.
Un schéma qui pourrait bien se répéter chez EA. Déjà, des rumeurs circulent sur une révision des partenariats de l’entreprise, notamment avec des associations LGBTQ+ ou des organisations de défense des droits humains. "Si le PIF exige qu’on rompe avec GLAAD ou Human Rights Watch, on perdra une partie de notre crédibilité"*, s’inquiète une responsable communication. Certains actionnaires, eux, voient d’un bon œil cette "normalisation". "Moins de polémiques, c’est moins de risques pour le cours de l’action"*, résume un investisseur institutionnel.
Mais à quel prix ? Pour Lena Chen, chercheuse spécialisée dans l’éthique du jeu vidéo, "EA est en train de jouer avec le feu. Les joueurs d’aujourd’hui, surtout les jeunes, attendent des marques qu’elles prennent position. Si EA devient une coquille vide, elle perdra son âme… et ses clients."* Un avis partagé par Jim Sterling, critique influent, qui ironise : "Bientôt, on aura droit à des Sims où les personnages porteront la abaya et où les baisers seront pixélisés. Bienvenue en 1984, version saoudienne."*
Et maintenant ? Trois scénarios pour l’avenir d’EA
Face à cette tempête parfaite, trois issues semblent possibles pour EA. La première, la plus optimiste : le rachat se déroule sans accroc, le PIF se contente d’un rôle d’actionnaire passif, et les studios conservent leur liberté. "Un scénario peu probable, mais pas impossible"*, estime Daniel Ahmad, analyste chez Niko Partners. La deuxième option, plus réaliste : une censure progressive, où les thèmes sensibles (LGBTQ+, politique) seraient "édulcorés" sans être totalement supprimés. "On gardera l’impression de liberté, mais dans un cadre très strict"*, prédit un développeur.
Enfin, le pire des cas : une mainmise totale du PIF sur les contenus, avec des licenciements ciblés (notamment dans les équipes "trop progressistes"), des fermetures de studios, et une standardisation des jeux pour les rendre "acceptables" à Riyad. "Ce serait la fin d’EA telle qu’on la connaît"*, assène un vétéran de l’entreprise. Dans ce contexte, une question reste en suspens : et si les joueurs, eux, avaient le dernier mot ? Des campagnes de boycott, comme celle qui avait visé Blizzard après ses sanctions contre un joueur pro-Hong Kong, pourraient bien resurgir. "Les gamers ont une mémoire d’éléphant. S’ils estiment qu’EA les a trahis, ils ne pardonneront pas"*, conclut Laura Kate Dale, journaliste spécialisée.
Reste une inconnue majeure : la réaction des joueurs. Dans un secteur où les communautés sont de plus en plus engagées – et exigeantes –, une EA édulcorée, privée de son audace narrative, pourrait bien payer le prix fort. Les prochains mois seront décisifs. Entre les documents réglementaires rassurants et les sondages internes alarmants, une chose est sûre : ce rachat ne sera pas une simple transaction financière. Ce sera un test grandeur nature pour l’âme même du jeu vidéo.

