Hideo Kojima et son silence énigmatique sur

Kojima et le cinéma : une relation passionnée… mais sélective

Hideo Kojima n’a jamais caché son amour pour le septième art. Ses recommandations sur Twitter, souvent accompagnées de commentaires enthousiastes, couvrent un spectre large : des blockbusters comme Dune aux œuvres plus expérimentales comme Everything Everywhere All at Once, en passant par des classiques du cinéma d’auteur. Pour lui, le cinéma est une source d’inspiration constante, un langage qu’il maîtrise presque aussi bien que celui des jeux vidéo. Pourtant, face à Super Mario Bros: La Película, le créateur de Metal Gear Solid a choisi un silence qui frise l’étrange.

Habituellement, Kojima n’hésite pas à partager ses impressions, qu’elles soient positives ou négatives. Il a par exemple salué la folie créative de The Green Knight ou la profondeur narrative de Blade Runner 2049. Alors pourquoi ce traitement particulier pour le film de Nintendo ? Certains y voient une forme de respect professionnel – après tout, Mario est une licence concurrente. D’autres, plus sceptiques, pensent déceler une désapprobation tacite. Une chose est sûre : ce n’est pas dans ses habitudes de rester aussi évasif.

Son tweet du 5 mai 2023, posté après sa séance en IMAX 3D, est devenu viral pour toutes les mauvaises raisons. "He visto 'Super Mario Bros: La Película' en el cine IMAX 3D", accompagné d’un emoji de champignon rouge, voila tout. Pas de "incroyable", pas de "à voir absolument", pas même un "intéressant". Juste une phrase factuelle, presque clinique. Pour un homme qui avait qualifié Dune de "chef-d’œuvre visuel qui redéfinit la science-fiction", l’absence de superlatifs est assourdissante.

Un champignon rouge et des milliers de questions

Le choix de l’emoji n’est probablement pas anodin. Le champignon rouge, symbole emblématique de la franchise Super Mario, pourrait être interprété comme un clin d’œil neutre, une façon de dire : "Oui, j’ai vu le film, et alors ?". Mais pour les fans de Kojima, habitués à ses analyses pointues, ce minimalisme sonne comme un camouflet. Certains ont même avancé l’hypothèse d’un message codé : et si ce champignon était une référence voilée à Alice au Pays des Merveilles, où le champignon fait grandir ou rapetisser selon la façon dont on le mange ? Une métaphore de l’adaptation cinématographique, qui selon lui aurait déformé l’univers original ?

Les théories vont bon train. Certains rappellent que Kojima a toujours défendu une approche auteuriste du cinéma, où la vision du réalisateur prime sur les contraintes commerciales. Or, Super Mario Bros: La Película, malgré ses qualités visuelles, reste avant tout un produit marketing conçu pour plaire au plus grand nombre. Peut-être que cette dimension "trop grand public" a heurté ses convictions artistiques. D’autres soulignent qu’il a déjà critiqué par le passé les adaptations vidéoludiques ratées – comme le Super Mario Bros de 1993, qu’il avait qualifié de "catastrophe qui a trahi l’esprit du jeu". Serait-ce une crainte de répéter les mêmes erreurs ?

Pourtant, le film d’Aaron Horvath et Michael Jelenic a reçu un accueil globalement positif, avec un score de 96% sur Rotten Tomatoes et des recettes dépassant le milliard de dollars. Alors, pourquoi Kojima ne s’aligne-t-il pas sur l’enthousiasme général ? Une piste : son silence pourrait être lié à son propre projet d’adaptation, Death Stranding, qu’il veut absolument distinguer des autres tentatives.

Death Stranding : le projet qui accapare toute son attention

Alors qu’il évite soigneusement de parler de Mario, Kojima consacre une énergie folle à l’adaptation cinématographique de Death Stranding. Annoncée en juin 2022, cette collaboration avec le studio A24 – connu pour des films audacieux comme Hereditary, Midsommar ou The Lighthouse – promet une œuvre à l’image de son jeu : déroutante, poétique, et profondément personnelle. Contrairement à son attitude passive face au film de Nintendo, il est ici aux commandes, supervisant le scénario et la direction artistique.

Interrogé par IGN en mars 2023, il a déclaré : "Avec A24, nous avons une liberté créative totale. Ce ne sera pas un simple 'film de jeu vidéo', mais une expérience cinématographique à part entière, qui explore les thèmes de la connexion humaine et de l’isolement. Je veux que les spectateurs ressentent la même émotion que lorsqu’ils jouent à Death Stranding – cette étrange mélancolie, cette beauté dans la solitude." Des propos qui contrastent avec son mutisme sur Mario, et qui en disent long sur ses priorités.

Le choix d’A24 n’est pas anodin. Le studio, réputé pour son audace et son refus des compromis, est l’antithèse des majors hollywoodiennes qui produisent des films comme Super Mario Bros: La Película. Là où Nintendo mise sur un divertissement familial et consensuel, Kojima et A24 semblent déterminer à créer une œuvre culturo-philosophique, capable de diviser autant qu’elle fascine. Une différence d’ambition qui explique peut-être son désintérêt pour le film de Mario : tout simplement, ce n’est pas le même cinéma.

Derrière le silence, une critique implicite ?

Certains observateurs, comme le journaliste Jason Schreier (Bloomberg), pensent que le silence de Kojima est une forme de critique à peine voilée. Dans un thread Twitter, il a écrit : "Kojima ne dit rien sur Mario parce qu’il n’a rien de positif à en dire. Il sait que si il ouvre la bouche, ça va être pour critiquer, et il ne veut pas froisser Nintendo. Mais son absence de réaction est déjà une réaction en soi." Une analyse qui rejoint celle de nombreux fans, pour qui ce mutisme est bien plus éloquent qu’un long discours.

D’autres, comme la critique Anita Sarkeesian, y voient une question de cohérence artistique. "Kojima a toujours défendu l’idée que les adaptations doivent respecter l’esprit de l’œuvre originale. Or, Super Mario Bros: La Película, malgré ses qualités, prend énormément de libertés avec la mythologie des jeux. Peut-être qu’il préfère ne pas s’exprimer plutôt que de devoir justifier pourquoi il trouve que certaines choix narratifs sont discutables."

Une chose est sûre : ce silence a relancé les spéculations sur son rapport aux adaptations. Après tout, Kojima a lui-même été victime de censures et de modifications imposées sur ses propres projets (comme la suppression de la scène d’ouverture de Metal Gear Solid V pour des raisons politiques). Peut-être que voir un univers aussi iconique que celui de Mario être transformé pour les besoins du box-office lui rappelle de mauvais souvenirs.

"Le cinéma de Kojima" : quand la passion devient projet

Au-delà du cas Mario, le rapport de Kojima au cinéma mérite qu’on s’y attarde. Depuis des années, il rêve de réaliser un long-métrage, et ses jeux regorgent de références cinématographiques. Metal Gear Solid doit autant à Escape from New York qu’à Apocalypse Now, et Death Stranding emprunte à Stalker de Tarkovski comme à The Thing de Carpenter. Pour lui, le jeu vidéo et le cinéma sont deux facettes d’un même art narratif.

Son projet avec A24 est donc bien plus qu’une simple adaptation : c’est l’aboutissement d’une carrière passée à brouiller les frontières entre les deux médias. "Je ne veux pas faire un film 'basé sur un jeu'. Je veux faire un film qui soit, à sa manière, un jeu – où le spectateur est actif, où il doit interpréter, ressentir, presque 'jouer' avec les émotions des personnages", confiait-il à Famitsu en 2021. Une vision qui explique pourquoi il s’investit autant dans Death Stranding… et pourquoi Super Mario Bros: La Película, malgré ses qualités, ne correspond peut-être pas à sa définition du cinéma.

Reste une question : et si son silence sur Mario était simplement dû au fait qu’il n’a… pas aimé le film ? Après tout, même un génie comme Kojima a le droit de ne pas être conquis. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas l’avouer ouvertement, comme il l’a fait pour Star Wars: Episode I qu’il avait qualifié de "désastre narratif, mais visuellement impressionnant" ? Peut-être que, cette fois, le jeu n’en valait pas la chandelle.