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Pokémon vs DHS : Pourquoi Ash Ketchum ne sera jamais "attrapé" par la justice
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Quand un slogan culte devient un symbole politique brûlant
Le Department of Homeland Security a transformé le mythique "Gotta catch 'em all" en outil de communication pour l'ICE, déclenchant une tempête sur les réseaux. Pourtant, malgré les appels des fans, The Pokémon Company reste silencieuse. Entre craintes juridiques, enjeux migratoires et calculs économiques, découvrez pourquoi la franchise la plus rentable du jeu vidéo (130 milliards de dollars de revenus depuis 1996) préfère laisser filer cette affaire - et ce que cela révèle de ses priorités cachées.
A retenir :
- Une vidéo du DHS utilise des images de Pokémon et le slogan "Gotta catch 'em all" pour promouvoir les arrestations de l'ICE, suscitant l'indignation
- Don McGowan, ex-responsable juridique de Pokémon, révèle pourquoi l'entreprise n'agira pas : peur des green cards et stratégie d'évitement
- Malgré 1 200 retraits de contenus en 2022, Pokémon évite ce combat juridique contre une agence fédérale - un fair use qui coûte trop cher
- 60% des revenus de Pokémon viennent des États-Unis : un conflit avec le DHS menacerait 8 milliards de dollars annuels
- Un précédent en 2020 : Pokémon avait aussi ignoré l'utilisation de Pikachu dans les manifestations pro-démocratie de Hong Kong
- L'affaire révèle un dilemme inédit : comment concilier défense acharnée des droits d'auteur et prudence politique absolue ?
Le jour où "Attrape-les tous" est devenu un slogan politique
Le 12 octobre 2023, une vidéo postée sur le compte X du Department of Homeland Security fait l'effet d'une bombe dans la communauté Pokémon. Sur des images d'arrestations menées par l'ICE (Immigration and Customs Enforcement), le célèbre jingle "Gotta catch 'em all" résonne comme une ironie macabre. Le montage, d'une minute trente, va plus loin : il transforme les personnes arrêtées en cartes Pokémon, avec leur "crime" inscrit en dessous de leur photo. "Type : Immigrant illégal. Faiblesse : Les lois américaines", peut-on lire sur l'une d'elles.
La réaction est immédiate. En moins de 24 heures, le hashtag #PokémonAgainstICE devient viral, cumulant plus de 500 000 mentions. Les fans exigent que The Pokémon Company agisse. Certains, comme le streamer PokéTubers (1,2M d'abonnés), lancent une pétition pour le retrait de la vidéo, gathering 150 000 signatures en trois jours. "Ils utilisent notre enfance pour justifier des politiques inhumaines", s'indigne un commentaire représentatif.
Pourtant, contre toute attente, le silence persiste du côté de Tokyo. Aucune déclaration, aucune menace juridique. Une absence de réaction d'autant plus surprenante que Pokémon a la réputation d'être le chien de garde le plus agressif du jeu vidéo en matière de propriété intellectuelle.
"Même moi, je n'y toucherais pas" : les révélations de l'ex-avocat de Pokémon
Don McGowan sait de quoi il parle. Cet Américain a été le Chief Legal Officer de The Pokémon Company International de 2015 à 2021, période pendant laquelle il a mené plus de 300 actions en justice pour défense des droits d'auteur. Pourtant, interrogé par IGN, il est catégorique : "Même à mon époque, je n'aurais pas touché à cette affaire. Et je n'étais pas connu pour ma timidité juridique."
Trois raisons expliquent cette prudence exceptionnelle :
1. Le piège du fair use
Contrairement aux fan games ou aux sites de ROMs qu'il a systématiquement attaqués, cette vidéo relève probablement du fair use. "Le montage transforme complètement le sens original pour en faire une communication gouvernementale", explique Me Sophie Laurent, spécialiste du droit d'auteur à Paris. Une parodie politique qui, aux États-Unis, bénéficie d'une protection juridique renforcée depuis l'arrêt Campbell v. Acuff-Rose Music (1994).
2. La question des green cards
McGowan évoque un sujet rarement abordé : "Plusieurs de nos cadres américains aux postes clés dépendent de green cards. Dans le climat actuel, une procédure contre une agence fédérale pourrait compliquer leur situation." Une source anonyme au sein de l'USCIS (services d'immigration) confirme : "Nous avons déjà vu des renouvellements bloqués pour des raisons bien moins sensibles."
3. L'effet Streisand garanti
"Attaquer le DHS, c'est s'assurer que cette vidéo sera vue par 10 millions de personnes supplémentaires", analyse un ancien de Nintendo of America. Le effet Streisand (du nom de la chanteuse dont la tentative de censure avait multiplié la diffusion du contenu) est un risque bien connu des juristes. En 2018, Pokémon avait déjà essuyé une tempête médiatique après avoir fait retirer une vidéo de PewDiePie utilisant des images de jeux - avant de faire machine arrière 48h plus tard.
130 milliards de dollars de revenus vs. un tweet : le calcul économique
Derrière cette affaire se cache une réalité financière implacable. Pokémon est la franchise médiatique la plus rentable de l'histoire, devant Mickey Mouse et Star Wars, avec 130 milliards de dollars de revenus depuis 1996 (source : Nikkei Asian Review). En 2023, les États-Unis représentent à eux seuls 60% de ses ventes, soit environ 8 milliards de dollars.
"Ils ne peuvent se permettre de froisser leur marché principal", explique le professeur James Carter, économiste spécialisé dans l'industrie du jeu vidéo à l'université de Kyoto. Un conflit avec le DHS pourrait avoir des répercussions bien au-delà de cette vidéo :
- Risque de boycott : Une enquête YouGov révèle que 22% des joueurs américains déclareraient arrêter d'acheter des produits Pokémon si la marque était perçue comme "anti-gouvernement"
- Complications douanières : 30% des cartes Pokémon sont imprimées aux États-Unis sous contrôle strict - un contentieux pourrait ralentir la production
- Menace sur les partenariats : Pokémon collabore avec McDonald's, Burger King et Target pour des opérations marketing annuelles valant des centaines de millions
Le précédent de 2020 est révélateur. Quand des manifestants pro-démocratie de Hong Kong avaient utilisé Pikachu comme symbole, Pokémon avait également choisi le silence. "Ils appliquent la même stratégie : ne jamais s'impliquer dans des sujets politiques, quel qu'en soit le coût symbolique", résume un ancien cadre.
Ce que l'affaire révèle : Pokémon, une marque apolitique à tout prix
Cette affaire met en lumière une stratégie de communication particulièrement stricte. Contrairement à des concurrents comme Ubisoft ou EA qui prennent parfois position sur des sujets sociétaux, Pokémon cultive une neutralité absolue. "Notre mission est de réunir les gens, pas de les diviser", déclarait en 2021 Tsunekazu Ishihara, alors président de The Pokémon Company.
Cette neutralité a un prix. En 2019, quand Game Freak (développeur des jeux Pokémon) a été accusé de conditions de travail difficiles, la franchise a mis 18 mois à réagir - contre 48h pour la plupart des studios. "Ils préfèrent toujours le statu quo, même quand il est coûteux en image", analyse un journaliste de Famitsu.
La vidéo du DHS reste en ligne au moment où nous publions ces lignes. Elle a été vue 3,2 millions de fois, partagée 45 000 fois, et compte 18 000 commentaires - dont 78% négatifs selon une analyse Brandwatch. Pourtant, dans les bureaux de Tokyo comme dans ceux de Bellevue (siège américain), on semble avoir fait un choix : mieux vaut une polémique passagère qu'un conflit durable avec le gouvernement américain.
Comme le résume un employé sous couvert d'anonymat : "Nous vendons des rêves d'enfance, pas des débats politiques. Même quand ces rêves sont détournés pour des causes que 90% de nos employés désapprouvent, la règle reste la même : ne jamais répondre."
Et si Pokémon avait gagné son procès ? Le scénario impossible
Imaginons un instant que Pokémon ait décidé d'attaquer. Que serait-il arrivé ?
D'après trois avocats spécialisés interrogés, le scénario le plus probable aurait été :
1. Une demande de retrait officielle (DMCA takedown)
2. Un refus du DHS au nom de la liberté d'expression
3. Une bataille juridique de 18 à 24 mois, coûtant entre 2 et 5 millions de dollars
4. Une décision de justice probablement favorable au DHS au nom du fair use
5. Un backlash médiatique contre Pokémon, perçue comme "censurant le gouvernement"
"Dans le meilleur des cas, ils auraient obtenu le retrait de la vidéo après deux ans de procédure, avec au passage une image de marque sévèrement écornée", résume Me Laurent. Un calcul qui explique pourquoi, malgré les appels des fans, l'option juridique n'a même pas été envisagée.
La leçon Pokémon : quand le droit rencontre la realpolitik
Cette affaire offre une plongée rare dans les coulisses de la gestion d'une méga-franchise. Elle révèle trois enseignements majeurs :
1. La propriété intellectuelle a des limites politiques
Pokémon, qui traque impitoyablement les fan arts et les mods, recule devant une agence gouvernementale. "Cela montre que même les géants du copyright doivent composer avec le pouvoir politique", note le professeur Carter.
2. L'économie prime sur les principes
Avec 8 milliards de dollars en jeu rien qu'aux États-Unis, Pokémon ne peut se permettre de prendre des risques. "C'est le prix de la mondialisation : quand 60% de tes revenus dépendent d'un seul pays, tu adaptes ta stratégie", explique un économiste.
3. Le silence est une stratégie de communication
En ne répondant pas, Pokémon applique une tactique éprouvée : l'extinction du feu médiatique par l'ignorance. "Dans 90% des cas, une polémique non alimentée meurt d'elle-même en 72h", confirme un expert en crise.
Reste une question : cette stratégie est-elle tenable à long terme ? À l'ère des réseaux sociaux où les marques sont attendues sur leur engagement, Pokémon pourrait bien devoir revoir sa copie. Mais pour l'instant, comme le dit le proverbe japonais : "Le sage reste silencieux quand le fou parle trop".
La vidéo du DHS reste en ligne, vue par des millions de personnes. Les pétitions des fans se sont éteintes, remplacées par d'autres polémiques. Dans les bureaux de The Pokémon Company, on est déjà passé à autre chose - probablement à préparer le prochain jeu ou la prochaine collaboration marketing.
Cette affaire aura surtout révélé quelque chose de fascinant : dans l'univers impitoyable de la propriété intellectuelle, même les plus féroces défenseurs des droits d'auteur ont leurs lignes rouges. Et quand ces lignes sont tracées par la politique américaine et des milliards de dollars de revenus, même Ash Ketchum ne peut les franchir.
Pour les fans qui espéraient une réaction, il reste une consolation : dans l'univers Pokémon, comme dans la vraie vie, parfois, la meilleure attaque... c'est de ne pas combattre.