Il y a 13 jours
Rachat d’EA à 55 milliards : les employés en résistance face au consortium saoudien
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Pourquoi les 12 900 salariés d’Electronic Arts s’opposent-ils farouchement à un rachat à 55 milliards de dollars ?
Entre craintes de licenciements massifs (jusqu’à 1 900 postes menacés), standardisation des productions et influence géopolitique du fonds souverain saoudien (PIF), ce méga-rachat cristallise les tensions d’une industrie en pleine mutation. Les employés, soutenus par des sénateurs américains et des syndicats, dénoncent une opération qui pourrait sacrifier la créativité sur l’autel de la rentabilité… et du sportswashing.
A retenir :
- 12 900 salariés en alerte : Les équipes d’EA (BioWare, DICE, etc.) craignent des suppressions de postes et une mise sous pression des studios "moins rentables", malgré des franchises emblématiques comme Battlefield ou Mass Effect.
- Géopolitique du jeu vidéo : Les sénateurs Elizabeth Warren et Richard Blumenthal pointent un "risque pour la sécurité nationale", le PIF (déjà actionnaire à 5 % d’EA) étant accusé d’utiliser le secteur pour blanchir son image (sportswashing).
- Private equity = danger ? Le modèle du consortium (incluant Jared Kushner et Silver Lake) inquiète : endettement massif, priorité aux franchises ultra-rentables (FIFA, Apex Legends), et risque de répétition du désastre Embracer Group (1 400 licenciements en 6 mois).
- Vision 2030 en action : Derrière ce rachat, le plan saoudien pour diversifier son économie via le jeu vidéo, avec des événements phares comme les Olympic Esports Games (2025-2035) ou WrestleMania 2027.
- Créativité vs. rentabilité : Les développeurs redoutent une uniformisation des jeux, au détriment de l’innovation – un scénario déjà vu avec le déclin d’Atari après son rachat par des fonds d’investissement.
« Notre travail a bâti EA, pas les investisseurs » : la révolte des salariés
Imaginez découvrir dans la presse que votre entreprise, pour laquelle vous donnez tout depuis des années, est sur le point d’être vendue pour 55 milliards de dollars… sans avoir été consulté. C’est le choc qu’ont vécu les 12 900 employés d’Electronic Arts (EA) en apprenant le projet de rachat par un consortium mené par le fonds souverain saoudien (PIF), Silver Lake, et même l’ancien conseiller de Donald Trump, Jared Kushner (via Affinity Partners). Leur réaction ? Une lettre ouverte cinglante, publiée le 12 mai 2024, où ils dénoncent une « décision unilatérale qui menace notre avenir ».
Leur argument principal ? « C’est notre travail qui a créé la valeur d’EA ». Derrière des franchises comme The Sims (23 ans d’existence), FIFA (malgré son recentrage en EA Sports FC), ou Battlefield, se cachent des années d’efforts de studios comme DICE (Suède) ou BioWare (Canada). Pourtant, ces mêmes équipes pourraient payer le prix fort : selon des fuites internes rapportées par Bloomberg, jusqu’à 1 900 postes (15 % des effectifs) seraient menacés, notamment dans les studios jugés « sous-performants ». Un comble quand on sait que Mass Effect ou Dragon Age, bien que moins rentables que Apex Legends, restent des piliers de la réputation d’EA.
Le syndicat United Videogame Workers (UVW-CWA), qui milite pour une meilleure représentation des travailleurs du jeu vidéo, a immédiatement sonné l’alarme. Dans un communiqué, il compare la situation à celle d’Embracer Group, racheté en 2023 par un consortium saoudien avant de licencier 1 400 personnes en six mois. « La cupidité corporative ne doit pas dicter l’avenir de notre industrie », martèle un porte-parole, appelant à une mobilisation collective. Des rassemblements ont déjà eu lieu devant les bureaux d’EA à Redwood City (Californie), avec des slogans comme « Nos jeux, nos règles ! ».
« On nous demande de créer des mondes immersifs, mais on nous refuse une place à la table des décisions. » — Un développeur anonyme de BioWare, cité par Kotaku.
Washington s’en mêle : quand le jeu vidéo devient une affaire d’État
Ce rachat ne préoccupe pas que les salariés. Au Congrès américain, les sénateurs Elizabeth Warren (Massachusetts) et Richard Blumenthal (Connecticut) ont adressé une lettre officielle au PDG d’EA, Andrew Wilson, ainsi qu’au secrétaire au Trésor, Scott Bessent. Leur inquiétude ? « Un risque pour la sécurité nationale. »
Le problème ne vient pas seulement de l’ampleur de la transaction (la plus grosse de l’histoire du jeu vidéo après celle d’Activision Blizzard par Microsoft), mais de l’identité de l’acheteur principal. Le PIF, fonds souverain saoudien, est déjà actionnaire à 5 % d’EA depuis 2020, et détient des parts dans Take-Two (éditeur de GTA et NBA 2K), Nintendo (via un partenariat avec Sega Sammy), et même Capcom. Une stratégie claire : contrôler les leviers culturels pour diversifier l’économie saoudite, encore dépendante du pétrole.
Mais derrière cette expansion se cache une réalité plus sombre. Le PIF est régulièrement accusé de sportswashing — utiliser le sport et le divertissement pour masquer les violations des droits humains en Arabie Saoudite. Les exemples sont légion : rachat du club de football de Newcastle, organisation de combats de boxe ou de WrestleMania 2027, et maintenant, les Olympic Esports Games pour les 12 prochaines années. « L’Arabie Saoudite achète une respectabilité qu’elle n’a pas gagnée », résume un rapport d’Amnesty International.
Pour les sénateurs américains, la menace est double :
- Influence éditoriale : Le PIF pourrait imposer des censures ou des modifications de contenu pour aligner les jeux sur les « valeurs saoudiennes ». Un scénario qui rappelle les polémiques autour de la version chinoise de Overwatch, où certains éléments avaient été retirés pour plaire au gouvernement.
- Fuite des talents : Si les studios d’EA deviennent des « usines à cash » pour actionnaires, les développeurs les plus créatifs pourraient quitter le navire, affaiblissant l’industrie américaine.
« Nous ne pouvons pas laisser un régime autoritaire dicter l’avenir d’une industrie qui incarne la liberté créative. » — Extrait de la lettre des sénateurs Warren et Blumenthal.
Private equity : la recette magique… ou le poison ?
Le consortium qui convoite EA n’est pas un acteur lambda. Mené par Silver Lake (spécialiste des rachats technologiques) et Affinity Partners (le fonds de Jared Kushner), il propose un modèle bien connu : le private equity. Concrètement, EA serait retirée de la Bourse, ce qui permettrait aux nouveaux propriétaires de restructurer en profondeur… sans rendre de comptes aux actionnaires publics.
Problème : ce modèle a souvent rimé avec endettement massif et licenciements. Selon des sources proches du dossier, le rachat serait financé par un emprunt de plusieurs milliards, que les employés redoutent de voir rembourser… sur leur dos. Bloomberg évoque des coupes claires dans des studios comme :
- BioWare (Edmonton, Canada) : Malgré le succès critique de Dragon Age: Dreadwolf (prévu en 2024), le studio a connu des retards et des dépassements budgétaires.
- DICE (Stockholm, Suède) : Battlefield 2042 (2021) a été un échec commercial, malgré un rebond avec les mises à jour récentes.
- Respawn Entertainment (Los Angeles) : Bien que Apex Legends soit un succès, d’autres projets comme Star Wars Jedi pourraient être mis sous pression.
Mais le vrai danger, selon les développeurs, est ailleurs : la mort de la créativité. Dans un système de private equity, les investisseurs privilégient les franchises à retour sur investissement (ROI) garanti — comme FIFA ou The Sims — au détriment de projets innovants. « On nous demandera de cloner ce qui marche, pas d’inventer », confie un designer sous couvert d’anonymat.
L’histoire se répète : dans les années 2000, le rachat d’Atari par des fonds d’investissement avait conduit à la fermeture de studios historiques comme Infogrames, et à une série de jeux bâclés pour rentabiliser au plus vite. Résultat ? Une marque mythique réduite à une coquille vide. « EA pourrait suivre le même chemin », avertit le syndicat UVW-CWA.
Vision 2030 : quand Riyad mise sur les pixels plutôt que le pétrole
Pour comprendre l’acharnement du PIF sur EA, il faut remonter à 2016, quand le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane (MBS), lance Vision 2030. L’objectif ? Diversifier l’économie du royaume, encore ultra-dépendante des hydrocarbures. Parmi les secteurs ciblés : le divertissement, le tourisme… et le jeu vidéo.
Depuis, le PIF a méthodiquement investi dans les géants du secteur :
- 2020 : Acquisition de 5 % d’EA (pour ~1,3 milliard de dollars).
- 2022 : Participation dans Take-Two (éditeur de GTA VI, attendu en 2025).
- 2023 : Rachat partiel d’Embracer Group (avant son effondrement).
- 2024 : Partenariat avec Nintendo via Sega Sammy pour des exclusivités au Moyen-Orient.
Mais l’Arabie Saoudite ne se contente pas d’acheter des parts : elle veut aussi devenir un acteur central. En 2023, Riyad a annoncé un investissement de 38 milliards de dollars dans le jeu vidéo d’ici 2030, avec des projets pharaoniques :
- La création d’un « Silicon Valley du gaming » à Neom, la ville futuriste en construction.
- L’organisation des Olympic Esports Games de 2025 à 2035, un coup de maître pour attirer les jeunes.
- Des partenariats avec des streamers et influenceurs (comme Ninja ou Pokimane) pour promouvoir le pays.
Pourtant, cette stratégie a un coût humain. Des ONG comme Human Rights Watch rappellent que ces investissements servent aussi à « détourner l’attention des violations des droits humains », comme la répression des femmes ou la condamnation à mort de dissidents. Un paradoxe que résume un développeur d’EA : « On nous demande de créer des jeux qui célèbrent la liberté, alors que nos nouveaux patrons en privent leurs propres citoyens. »
Et maintenant ? Trois scénarios pour l’avenir d’EA
Alors, que peut-il se passer dans les mois à venir ? Trois hypothèses se dessinent :
1. Le rachat aboutit… et le pire scénario se réalise
Si le consortium l’emporte, EA pourrait devenir une « machine à cash » :
- Fermeture de studios « non rentables » (BioWare, DICE en première ligne).
- Recentrage sur 3-4 franchises (FIFA, Apex Legends, The Sims, Star Wars).
- Pression accrue sur les développeurs (crunch, objectifs financiers intenables).
2. La résistance paie : EA reste indépendante (ou trouve un autre repreneur)
Sous la pression des employés, des sénateurs et de l’opinion publique, le rachat pourrait capoter. Plusieurs alternatives existent :
- Un rachat par un acteur « friendly » comme Sony ou Microsoft, moins agressif sur les restructurations.
- Un plan de sauvetage interne, avec des concessions sur les salaires ou les bonus pour éviter les licenciements.
- Une scission : EA pourrait vendre certains studios (comme Respawn) pour se recentrer.
3. Le compromis : un rachat sous conditions
Le consortium pourrait accepter des garanties pour apaiser les critiques :
- Un moratoire sur les licenciements pendant 2-3 ans.
- La création d’un fonds pour l’innovation, financé par une partie des profits.
- Une charte éthique limitant l’ingérence du PIF dans les contenus des jeux.
Une chose est sûre : cette bataille dépasse le cadre d’EA. Elle pose une question fondamentale pour toute l’industrie : le jeu vidéo doit-il être une art ou un simple produit financier ? La réponse dépendra de la capacité des employés, des joueurs et des régulateurs à faire entendre leur voix face aux milliards des investisseurs.
Pour les 12 900 salariés, l’enjeu est simple : « Sauver notre travail, mais aussi l’âme des jeux qu’on crée. » Quant aux joueurs, ils pourraient bien être les grands perdants d’une industrie où la créativité se négocie en Bourse.

