Il y a 15 jours
EA racheté pour 55 milliards : quand l’Arabie Saoudite s’invite dans le jeu vidéo, Washington s’inquiète
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Un rachat historique qui fait trembler les États-Unis
Le géant du jeu vidéo Electronic Arts vient d’annoncer un accord à 55 milliards de dollars pour quitter la Bourse, piloté par un consortium où figure en bonne place le fonds souverain saoudien PIF. Entre craintes pour l’indépendance créative des studios, risques géopolitiques liés aux 600 millions de comptes joueurs, et interrogations sur l’utilisation future de ces données dans les projets d’intelligence artificielle du royaume, ce rachat pourrait bien redéfinir les équilibres du secteur. Aux États-Unis, des voix politiques s’élèvent déjà, à l’image des sénateurs Richard Blumenthal et Elizabeth Warren, qui y voient une menace pour la sécurité nationale.
A retenir :
- 55 milliards de dollars : le montant record du rachat d’EA par un consortium mené par le PIF saoudien, avec la participation de l’ex-conseiller de Trump Jared Kushner et du fonds Silver Lake.
- 600 millions de joueurs sous influence ? Les sénateurs américains craignent une pression éditoriale sur les jeux EA et un accès non contrôlé à leurs données, au profit des ambitions technologiques de Riyad.
- Le PIF, déjà actionnaire de Nintendo et partenaire de projets futuristes comme Neom, utilise le jeu vidéo comme levier de soft power dans sa stratégie Vision 2030.
- Un précédent troublant : l’application saoudienne Absher, critiquée pour son usage dans la surveillance des femmes, illustre les risques liés à la gouvernance des données par le royaume.
- Contrairement au rachat d’Activision Blizzard par Microsoft, c’est ici un État – et non une entreprise – qui prend le contrôle, ce qui change radicalement la donne géopolitique.
Un méga-contrat qui fait basculer l’industrie du jeu vidéo
L’annonce a fait l’effet d’une bombe : Electronic Arts, l’un des piliers du jeu vidéo mondial (derrière des licences comme FIFA, Battlefield ou The Sims), va quitter la Bourse après un rachat évalué à 55 milliards de dollars. Derrière cette opération se cache un consortium aussi puissant qu’inédit, associé autour du Public Investment Fund (PIF), le fonds souverain de l’Arabie Saoudite. Aux côtés du PIF, on trouve des noms moins attendus : Jared Kushner, gendre et ex-conseiller de Donald Trump, via son fonds Affinity Partners, ainsi que le géant de l’investissement Silver Lake, déjà impliqué dans des opérations similaires (comme le rachat de Skype par Microsoft en 2011).
Pourquoi un tel montant ? Le PIF, qui gère plus de 700 milliards de dollars d’actifs, voit dans EA une pièce maîtresse de sa stratégie d’influence. Déjà actionnaire minoritaire de Nintendo (à hauteur de 8,3 % depuis 2022), le fonds saoudien mise sur le divertissement et les technologies pour diversifier son économie, encore largement dépendante du pétrole. Une manœuvre qui s’inscrit dans le cadre du plan Vision 2030, lancé par le prince héritier Mohammed ben Salmane pour moderniser le royaume. Mais derrière les promesses de croissance se cachent des questions bien plus sensibles : qu’adviendra-t-il de l’indépendance créative d’EA ? Et que deviendront les données de 600 millions de joueurs ?
À Washington, l’inquiétude est palpable. Dans une lettre ouverte adressée à Andrew Wilson (PDG d’EA) et au département du Trésor, les sénateurs Richard Blumenthal (Démocrate, Connecticut) et Elizabeth Warren (Démocrate, Massachusetts) ont tiré la sonnette d’alarme. Leur argument ? Le risque que le PIF, futur actionnaire majoritaire, n’impose ses vues sur les contenus des jeux EA, dans un pays où la censure et le contrôle des médias sont monnaie courante. "Nous ne pouvons ignorer les antécédents de l’Arabie Saoudite en matière de restrictions des libertés d’expression", écrivent-ils, citant des exemples comme l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en 2018 ou la répression des critiques du régime.
Mais les craintes ne s’arrêtent pas là. Les sénateurs pointent aussi un "risque pour la sécurité nationale", lié à l’accès potentiel du gouvernement saoudien aux données sensibles des joueurs – des informations comportementales, géolocalisées, et même biométriques (via des technologies comme le suivi oculaire dans certains jeux). Sans oublier les avancées d’EA en intelligence artificielle, un secteur où Riyad investit des milliards pour rattraper son retard sur les États-Unis et la Chine.
Données joueurs et IA : le vrai jackpot pour l’Arabie Saoudite ?
Si le rachat d’EA fait autant de bruit, c’est parce qu’il ne s’agit pas seulement d’une opération financière classique. Derrière les licences phares de l’éditeur se cache une mine d’or de données : avec 600 millions de comptes joueurs répartis dans le monde, EA possède l’un des plus grands réservoirs d’informations comportementales de la planète. Des habitudes de jeu aux transactions en passant par les interactions sociales (via des plateformes comme EA Play), ces données sont une aubaine pour quiconque souhaite développer des algorithmes d’IA avancés.
Or, le PIF est déjà profondément engagé dans ce domaine. Via des partenariats avec des acteurs comme Neom (la mégalopole futuriste en construction dans le désert saoudien), le fonds souverain finance des projets ambitieux en robotique, en médecine prédictive, et même en ville intelligente. "L’Arabie Saoudite voit l’IA comme un levier clé pour réduire sa dépendance au pétrole", explique Karim Sadarpour, expert en géopolitique technologique à l’Institut Carnegie. "Avec les données d’EA, ils pourraient accélérer leurs recherches en modélisation comportementale ou en reconnaissance des émotions – des technologies qui intéressent autant les marketeurs que les services de renseignement."
Un parallèle s’impose avec le rachat d’Activision Blizzard par Microsoft en 2023 (pour 69 milliards de dollars), qui avait déjà soulevé des questions sur la concentration des données joueurs. Mais la différence est de taille : ici, c’est un État – et non une entreprise privée – qui met la main sur ces informations. "Microsoft est soumis aux lois américaines sur la protection des données", rappelle Amélie de Montchalin, ancienne ministre française du Numérique. "Un fonds souverain saoudien, lui, opère dans un cadre juridique bien plus flou."
Les craintes sont d’autant plus vives que l’Arabie Saoudite a déjà été épinglée pour son usage controversé des données. En 2021, une enquête du Wall Street Journal révélait que l’application Absher – utilisée par les autorités pour "suivre" les déplacements des femmes saoudiennes – exploitait des failles de sécurité pour collecter des informations sans consentement explicite. Un précédent qui ne rassure guère sur la future gouvernance des données d’EA.
Soft power et censure : le double visage de la stratégie saoudienne
Pour comprendre les enjeux de ce rachat, il faut remonter à 2016, lorsque le prince Mohammed ben Salmane (surnommé "MBS") lance Vision 2030. L’objectif ? Diversifier l’économie saoudite en misant sur les secteurs du divertissement, du tourisme, et des technologies. Le jeu vidéo, avec son influence culturelle mondiale, est rapidement identifié comme un levier idéal.
Dès 2017, le PIF commence à investir massivement dans l’industrie : rachat de parts dans Nintendo, Capcom, ou Nexon ; création du Savvy Gaming Group (qui possède désormais ESL, l’un des plus grands organisateurs d’e-sport) ; et même l’acquisition de Scopely, un éditeur mobile, pour 4,9 milliards de dollars en 2023. Avec EA, c’est une nouvelle étape qui est franchie : le fonds saoudien ne se contente plus d’être un actionnaire minoritaire, il prend le contrôle d’un des "Big Three" du jeu vidéo (aux côtés d’Activision Blizzard et Take-Two).
Mais cette stratégie a un revers. L’Arabie Saoudite reste l’un des pays les plus censureurs au monde, selon Reporters Sans Frontières (classé 170e sur 180 en 2023 pour la liberté de la presse). Des jeux comme Assassin’s Creed Valhalla ou Hitman 3 y sont régulièrement modifiés – voire interdits – pour des raisons religieuses ou politiques. "Imaginons que le PIF demande à EA de supprimer des références LGBTQ+ ou des critiques envers l’islam dans The Sims ou Mass Effect", s’interroge Laura Kate Dale, journaliste spécialisée dans le jeu vidéo. "Où s’arrêterait la pression éditoriale ?"
Le royaume a aussi été critiqué pour son usage du sportwashing (via des événements comme la Formule 1 ou le tournoi de golf LIV) et du "gamingwashing" – un néologisme désignant l’utilisation du jeu vidéo pour redorer son image. En 2022, le tournoi Gamers Without Borders, financé par le PIF, avait été boycotté par des joueurs en raison des violations des droits humains en Arabie Saoudite. Un contexte qui rend le rachat d’EA d’autant plus explosif.
Et maintenant ? Trois scénarios pour l’avenir d’EA
Que peut-il advenir d’Electronic Arts sous l’ère saoudienne ? Trois hypothèses se dessinent, selon les experts.
1. Le scénario "business as usual" : EA continue de fonctionner comme avant, avec une autonomie préservée. Le PIF se contenterait d’un rôle d’actionnaire passif, comme il l’a fait avec Ubisoft (où il détient 5 % des parts). "Les fonds souverains ont souvent une approche à long terme", tempère Serge Hascoët, ancien directeur créatif d’Ubisoft. "Ils peuvent se permettre d’attendre 10 ans avant de voir un retour sur investissement."
2. Le scénario "influence discrète" : le PIF exerce une pression progressive sur les contenus, sans censure ouverte mais via des incitations financières. Par exemple, en favorisant les jeux qui mettent en avant la culture saoudienne (comme le projet "Qiddiya", un parc à thème inspiré des légendes arabes) ou en évitant les sujets sensibles. "C’est le risque le plus probable", estime Nicolas Turcey, analyste chez Newzoo. "Une censure directe serait contre-productive pour EA, mais des ajustements 'culturels' pourraient passer inaperçus."
3. Le scénario "tempête géopolitique" : si les craintes des sénateurs américains se concrétisent, le rachat pourrait déclencher une guerre commerciale. Les États-Unis pourraient imposer des restrictions sur le transfert de données vers l’Arabie Saoudite, comme ils l’ont fait avec Huawei ou TikTok. "EA pourrait se retrouver coincé entre deux feux", prévient Julien Nocetti, chercheur à l’IFRI. "D’un côté, les exigences saoudiennes ; de l’autre, les régulateurs occidentaux."
Une certitude, cependant : ce rachat marque un tournant. "Nous entrons dans une ère où les États utilisent le jeu vidéo comme arme géopolitique", résume William Droz, économiste spécialisé dans les industries culturelles. "Que ce soit pour contrôler des données, diffuser une image moderne, ou influencer les jeunes générations, le divertissement devient un champ de bataille."
Derrière les milliards, une question simple : qui contrôlera nos jeux demain ?
Au-delà des chiffres et des stratégies, ce rachat pose une question fondamentale : qui décide du contenu de nos jeux vidéo ? Traditionnellement, ce sont les éditeurs et les développeurs qui façonnent les univers, les histoires, et les mécaniques. Mais avec l’arrivée d’acteurs étatiques comme le PIF, la donne change.
Prenons un exemple concret : le jeu Battlefield 2042, développé par DICE (un studio d’EA). Si demain, le PIF demande à ce que les personnages féminins soient moins visibles, ou que les références à l’alcool soient supprimées pour le marché saoudien, EA cédera-t-il ? "Les éditeurs ont toujours adapté leurs jeux pour certains marchés", nuance Thomas Bidaux, consultant en industrie du jeu. "Mais là, ce n’est plus une question de vente – c’est une question de propriété."
Autre enjeu : la crédibilité des licences. Des franchises comme Mass Effect ou Dragon Age sont connues pour leur diversité et leur traitement de sujets sociaux. Une ingérence saoudienne pourrait aliéner une partie des joueurs occidentaux, déjà méfiants envers les logiques de censure. "Les communautés de joueurs sont très sensibles à l’authenticité", rappelle Cécilia D’Anastasio, journaliste chez Kotaku. "Si EA commence à édulcorer ses jeux pour plaire à Riyad, la réaction pourrait être violente."
Enfin, il y a la question des talents. Les studios d’EA, comme BioWare ou Respawn, attirent des développeurs du monde entier grâce à leur réputation de créativité. "Beaucoup de devs ne voudront pas travailler pour une entreprise contrôlée par un régime comme celui de MBS", prédit un employé d’EA sous couvert d’anonymat. "On a déjà vu des démissions chez Ubisoft Abu Dhabi pour des raisons éthiques."
Un dernier détail, souvent oublié : parmi les actionnaires du consortium figure Jared Kushner, dont le fonds Affinity Partners a reçu 2 milliards de dollars du PIF en 2022. Une relation qui soulève des questions sur les conflits d’intérêts, alors que Kushner était encore conseiller à la Maison Blanche lors des premières discussions sur Vision 2030. "C’est un mélange explosif entre politique, argent, et divertissement", résume Jane Mayer, journaliste au New Yorker.
Dans les mois à venir, tous les regards seront tournés vers Andrew Wilson et son équipe. Parviendront-ils à préserver l’âme d’EA, tout en navigant entre les exigences d’un actionnaire étatique et les pressions des régulateurs occidentaux ? Une chose est certaine : avec ce rachat, le divertissement entre dans une nouvelle ère – une ère où les manettes ne sont plus seulement entre les mains des joueurs, mais aussi celles des États.

