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Wicked: For Good – Dorothy, l’énigme au cœur d’Oz : entre ombres et réinvention
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Pourquoi Wicked: For Good transforme-t-il Dorothy en fantôme narratif – et comment ses compagnons deviennent les piliers cachés d’une saga plus sombre que jamais ?
A retenir :
- Dorothy effacée, mais omniprésente : Jon M. Chu réduit la jeune Kansaise à des symboles (chaussures rubis, silhouette) pour recentrer l’histoire sur Elphaba et Glinda – un parti pris risqué qui paie.
- Les origines tragiques des compagnons : Le Lion Peureux, victime d’un sort d’Elphaba ; l’Épouvantail, lié à une magie inachevée ; l’Homme en Étain, né d’un cœur brisé… Des destins qui redéfinissent Le Magicien d’Oz.
- Un équilibre parfait entre hommage et subversion : Chu évite le piège du fan-service en offrant une profondeur shakespearienne aux personnages secondaires, tout en préservant l’esprit du conte original.
- Une stratégie narrative audacieuse : Chaque détail (même un accessoire) devient un indice, créant une toile de sens où le merveilleux côtoie le tragique.
Dorothy, l’absente qui hante Oz
Imaginez un film sur Le Magicien d’Oz… sans Dorothy. Ou presque. C’est le pari osé de Wicked: For Good, où la jeune héroïne kansaise n’apparaît qu’en fragments épars : une paire de chaussures rubis abandonnées, une corbeille vide, une ombre fuyant dans les couloirs d’Emerald City. Jon M. Chu, le réalisateur, assume ce choix radical : "Dorothy n’est pas notre histoire. Elle est le catalyseur de celle d’Elphaba et Glinda." Une déclaration qui résonne comme un manifeste.
Pourtant, cette absence est loin d’être un vide. Elle crée une tension permanente, un mystère qui imprègne chaque scène. Les fans du premier volet (Wicked, 2004) se souviennent de la promesse : Dorothy arrivera, mais pas comme on l’attend. Ici, Chu joue avec nos attentes, transformant l’icône en spectre narratif. Même ses célèbres chaussures rubis, exposées comme une relique dans le palais de Glinda, deviennent un symbole de ce qui vient – et de ce qui a déjà changé Oz à jamais.
Ce traitement rappelle étrangement celui de Godot dans la pièce de Beckett : on parle sans cesse de Dorothy, on prépare son arrivée, mais elle reste juste hors-champ. Une métaphore, peut-être, de la façon dont les légendes se construisent : par des absences autant que par des présences. Et quand une silhouette blonde traverse enfin l’écran, fuyant comme un mirage, c’est pour mieux souligner que son heure n’est pas encore venue.
Pourquoi ce choix ? Parce que Wicked: For Good n’est pas une préquelle, ni une suite linéaire. C’est une réinterprétation qui se moque des chronologies. Dorothy, ici, est à la fois la fin et le commencement – un cercle qui se referme sur lui-même. Et en la réduisant à des indices, Chu évite l’écueil des cameos forcés (comme dans Mary Poppins Returns, critiqué pour son excès de nostalgie). Ici, la nostalgie est suggérée, jamais imposée.
Les compagnons maudits : quand les seconds rôles volent la scène
Si Dorothy est une ombre, ses compagnons, eux, sont bien réels – et leurs histoires résonnent comme des tragédies grecques. Prenez le Lion Peureux : dans le premier Wicked, on l’apercevait en jeune fauve arrogant. Ici, on découvre qu’il était autrefois le plus brave des bêtes, avant qu’un sort d’Elphaba, lancé dans la colère, ne transforme sa force en lâcheté pathologique. Une malédiction qui le condamne à errer, hurlant sa peur dans les forêts d’Oz.
"Je voulais qu’on comprenne que même les ‘méchants’ ont des raisons", explique Chu. Le Lion n’est pas un lâche par nature – il est une victime. Tout comme l’Homme en Étain, dont l’origine est l’une des révélations les plus poignantes du film. Qui aurait cru que ce personnage emblématique était à l’origine… Boq, l’étudiant munchkin amoureux de Glinda ? Un cœur brisé par Nessarose (la sœur d’Elphaba), puis littéralement pétrifié par la magie, jusqu’à devenir une armure vivante. Une métaphore cruelle de l’amour non partagé, bien loin de la version enfantine de 1939.
Quant à l’Épouvantail, son absence même est un coup de génie. On apprend qu’il n’est pas encore "né" – du moins, pas sous la forme qu’on connaît. Un sortilège d’Elphaba, destiné à protéger un champ de blé, a accidentellement donné vie à une créature de paille… mais son esprit reste incomplet. Une façon maligne de justifier son absence, tout en préparant son rôle futur. "Tout est lié", murmure Glinda à un moment clé. Et c’est vrai : chaque sort, chaque erreur d’Elphaba, tisse le destin d’Oz.
Ces réinventions ne sont pas gratuites. Elles servent un but précis : démystifier le conte. Dans le Magicien d’Oz original, ces personnages étaient des archétypes – le lâche, le sans-cœur, le sans-cervelle. Ici, ils deviennent des victimes de l’Histoire, des âmes brisées par les choix d’Elphaba et Glinda. Une approche qui rappelle Into the Woods de Sondheim : et si les "héros" étaient aussi des bourreaux ?
"Un cœur, un cerveau, du courage" : la malédiction comme métaphore
Il y a une ironie tragique dans le fait que les trois désirs de Dorothy dans le film de 1939 (un cœur, un cerveau, du courage) soient ici les malédictions mêmes qui accablent ses futurs compagnons. L’Homme en Étain a un cœur – mais il est brisé. L’Épouvantail cherche un cerveau, mais son esprit est prisonnier de la magie. Le Lion possédait le courage, avant qu’on ne le lui vole.
Chu et les scénaristes (dont Winnie Holzman, déjà à l’œuvre sur le premier Wicked) jouent avec cette symétrie comme avec un puzzle. "Nous voulions que le public réalise que les ‘cadeaux’ de Dorothy étaient en réalité des réparations", confie Holzman. Une idée qui donne une dimension politique au film : et si Oz était un monde où les blessures devenaient des légendes, et les légendes, des pièges ?
Prenez la scène où Elphaba, réalisant l’étendue des dégâts causés par ses sorts, murmure : "Je voulais les protéger… et je les ai condamnés." Ce moment, filmé dans une lumière bleutée qui rappelle Les Contes de la crypte, est l’un des plus forts du film. Parce qu’il révèle que la magie, à Oz, est une arme à double tranchant – tout comme le pouvoir.
Cette idée n’est pas sans rappeler Maléfique (2014), où la fée malefique devenait une figure tragique. Mais là où Disney misait sur la rédemption, Wicked: For Good choisit l’ambiguïté. Elphaba n’est ni tout à fait méchante, ni tout à fait héroïque. Ses sorts, lancés avec de bonnes intentions, détruisent autant qu’ils créent. Une complexité qui élève le film au-dessus du simple divertissement familial.
Le génial paradoxe : comment Chu évite le piège du fan-service
Le plus grand risque pour une suite comme Wicked: For Good était de tomber dans le fan-service facile – ces clins d’œil appât-gains qui flattent la nostalgie sans rien apporter. Chu l’a évité avec une élégance rare. Comment ? En détournant les attentes.
Par exemple :
- Les chaussures rubis ne sont pas un accessoire glamour, mais un symbole de pouvoir volé – elles appartenaient à Nessarose avant d’être "libérées" par Dorothy.
- La melodie "Somewhere Over the Rainbow" n’est jamais jouée en entier. On n’en entend que des fragments, détournés, comme un écho lointain.
- Le Magicien lui-même n’apparaît qu’en ombre chinoise, suggérant qu’il n’est qu’un pion dans un jeu bien plus grand.
"Je ne voulais pas faire un film-musée", déclare Chu. "Je voulais que les gens ressentent Oz, pas qu’ils le reconnaissent." Une philosophie qui rappelle celle de Denis Villeneuve dans Dune : le respect de l’œuvre originale passe par sa réinvention, pas par sa reproduction.
Résultat ? Wicked: For Good parvient à être à la fois familier et surprenant. Les fans y trouveront des réponses aux mystères du premier volet (pourquoi Elphaba déteste-t-elle l’eau ? d’où vient vraiment la couleur verte de sa peau ?). Les néophytes, eux, découvriront un univers où la magie a un prix – et où personne n’est vraiment innocent.
Derrière le rideau : la genèse d’un Oz plus sombre
Saviez-vous que le script original prévoyait une scène entière dans le Kansas, montrant Dorothy avant son arrivée à Oz ? Abandonnée en post-production, cette séquence aurait rompu l’équilibre délicat du film. "Dès qu’on voyait Dorothy, tout devenait trop littéral", explique Chu. "Son pouvoir réside dans ce qu’on n’en montre pas."
Autre détail révélateur : les décors. Les forêts d’Oz, ici, sont inspirées des peintures de Zdzisław Beksiński – des paysages oniriques, mais menaçants. Les costumes, signés Colleen Atwood (oscarisée pour Chicago et Alice au Pays des Merveilles), mélangent steampunk et gothique, comme si Oz était à la fois un rêve et un cauchemar. "Je voulais que les spectateurs sentent que la magie pouvait basculer en horreur à tout moment", confie Atwood.
Même la bande originale, composée par Stephen Schwartz (qui avait déjà travaillé sur le premier Wicked), évite les reprises faciles. Les nouvelles chansons, comme "The Girl Who Fell From the Sky" (chantée par Glinda), ont des mélodies déséquilibrées, comme si elles hésitaient entre la comédie musicale et le requiem.
Enfin, il y a ce détail que seuls les plus attentifs remarqueront : dans une scène, on aperçoit un journal titrant "Disparition mystérieuse à Kansas City". La date ? 1938 – un an avant la sortie du Magicien d’Oz de Victor Fleming. Un clin d’œil ? Non : une déclaration d’intention. Wicked: For Good ne se contente pas de raconter une histoire. Il réécrit l’Histoire.
Wicked: For Good réussit là où tant de suites échouent : il grandit son univers sans le trahir. En réduisant Dorothy à une présence spectrale, en donnant une âme aux "seconds rôles", et en traitant la magie comme une force aussi dangereuse que merveilleuse, Jon M. Chu signe bien plus qu’une simple continuation. Il offre une méditation sur le pouvoir des légendes – et sur la façon dont elles nous échappent.
Quand les lumières se rallument, une question reste : et si le vrai Magicien d’Oz, ce n’était ni le vieil homme derrière le rideau, ni même Dorothy… mais nous, les spectateurs, qui choisissons quelles histoires mériteront d’être racontées ? Dans ce cas, Wicked: For Good a déjà gagné son pari : celui de devenir, à son tour, une légende.

