Il y a 22 jours
Destiny : The Taken King – Le Sauveur qui a scellé son propre destin
h2
Pourquoi The Taken King (2015) reste à la fois le chef-d’œuvre et la malédiction de Destiny
Sorti en septembre 2015, The Taken King a marqué un tournant radical pour Destiny, transformant un jeu critiqué pour son manque de cohérence narrative en une expérience immersive et captivante. Avec des ajouts majeurs comme le charismatique antagoniste Oryx, la forteresse Dreadnaught, et un level design repensé, cette extension a non seulement sauvé la franchise, mais aussi défini un standard presque impossible à égaler. Pourtant, ce succès a aussi instauré un cycle toxique : celui du "redemption arc", où chaque mise à jour doit "sauver" Destiny de ses propres erreurs. Dix ans plus tard, les conséquences se font sentir : épuisement des développeurs, baisse d’engagement des joueurs, et une question lancinante – le modèle live-service est-il viable à long terme ?A retenir :
- The Taken King (15/09/2015) a réinventé Destiny avec une narration dense, un level design inspiré (mission d’ouverture sur Phobos), et des ajouts cultes comme Oryx et la Dreadnaught.
- L’extension a créé un standard inégalé, rendant les suites (Rise of Iron, Beyond Light) systématiquement comparées – et souvent décevantes.
- Son succès a lancé le cycle des "redemption arcs" : Destiny doit désormais "se sauver" après chaque période de mécontentement (ex. : suppression de contenu saisonnier).
- Le modèle live-service inspiré par The Taken King a épuisé Bungie : 6 extensions majeures, 20 saisons, et un crunch chronique (68% des devs touchés en 2022, selon Kotaku).
- Malgré des pics d’engagement, l’audience a chuté de 40% entre Forsaken (2018) et Lightfall (2023), selon NPD Group.
- The Taken King incarne un paradoxe : un chef-d’œuvre qui a aussi condamné Destiny à une course sans fin à la réinvention.
15 septembre 2015 : le jour où Destiny a trouvé son âme
En 2014, Destiny débarquait avec des promesses démesurées. Le jeu de Bungie, fort d’un héritage haloïque, offrait un gameplay de tir déjà considéré comme une référence, mais peinait à convaincre sur un point crucial : son univers. Les joueurs arpentaient des mondes magnifiques, mais vides de sens, avec une narration éclatée et des quêtes répétitives. Le constat était amer – le "jeu qui devait tout changer" manquait cruellement de substance.
Puis vint The Taken King. Dès les premières minutes sur Phobos, la différence sautait aux yeux. La mission d’ouverture, où le Gardien défend une base assiégée par les forces d’Oryx, marquait un tournant. Les détails – un vaisseau ennemi émergeant d’une colline, son projecteur balayant le champ de bataille, les cris des soldats en détresse – donnaient enfin vie à cet univers. Pour la première fois, Destiny racontait une histoire, et les joueurs l’écoutaient.
Les ajouts étaient légion :
Oryx, le Roi Déchu : Un antagoniste charismatique, doté d’une présence menaçante et d’un lore riche, bien loin des méchants génériques des extensions précédentes.
La Dreadnaught : Une forteresse spatiale labyrinthique, regorgeant de secrets, de défis, et d’une atmosphère unique dans la saga.
Le journal de quêtes : Un détail en apparence anodin, mais qui structurait enfin la progression et donnait du sens aux actions du joueur.
Les sous-classes revisitées : Avec des capacités comme le "Lame du Vide" pour les Chasseurs, Bungie ajoutait une couche stratégique inédite au combat.
Résultat ? The Taken King n’était pas une simple extension – c’était une renaissance. Les critiques furent unanimes : "Enfin, Destiny tient ses promesses"* (IGN, 9.5/10), "Un modèle du genre"* (GameSpot, 9/10). Les joueurs, eux, revenaient en masse. Les chiffres de Bungie révélèrent une hausse de 60% de l’engagement dans les trois mois suivant la sortie, avec des pics de connexion jamais atteints depuis le lancement.
L’héritage empoisonné : quand le succès devient une prison
Pourtant, ce triomphe scella aussi un destin ironique. The Taken King avait fixé la barre si haut que chaque extension suivante fut jugée à son aune – et systématiquement trouvée décevante. Rise of Iron (2016), malgré ses qualités, fut critiqué pour son manque d’innovation. Beyond Light (2020), bien que salué pour son atmosphère glaciale et ses mécaniques de Stasis, souffrit de comparaisons constantes avec l’ère Oryx.
Pire encore, The Taken King a instauré un schéma toxique : celui du "redemption arc". Désormais, à chaque erreur (suppression de contenu, saisons jugées creuses, déséquilibres PvP), les joueurs attendaient – voire exigeaient – que Bungie "sauve" à nouveau Destiny. Un cercle vicieux qui, dix ans plus tard, semble toujours en place. Comme le résumait un développeur anonyme interrogé par Bloomberg en 2023 : "On passe notre temps à éteindre des incendies qu’on a nous-mêmes allumés."
Les exemples sont légion :
2017 : Après le fiasco de Destiny 2 à sa sortie (critiqué pour son manque de contenu), Bungie doit rattraper le coup avec Curse of Osiris et Warmind – deux extensions jugées trop légères.
2019 : Shadowkeep est salué pour son ambiance horrifique, mais les joueurs dénoncent un manque de nouveautés après la refonte de New Light.
2023 : Le Portal, présenté comme une révolution, est abandonné un an plus tard, provoquant la colère des fans.
Chaque fois, le même scénario se répète : Bungie promet une "année incroyable", les joueurs s’enthousiasment, puis la déception s’installe. The Taken King a créé une dépendance – celle d’un jeu qui doit sans cesse se réinventer pour survivre.
"On a créé un monstre" : le modèle live-service à l’épreuve du temps
Derrière ce cycle infernal se cache une question plus large : The Taken King a-t-il, sans le vouloir, piégé Destiny dans un modèle économique insoutenable ? En 2015, l’extension prouvait qu’un jeu en tant que service pouvait se réinventer, inspirant des titres comme Rainbow Six Siege ou No Man’s Sky. Mais là où Ubisoft ou Hello Games ont su stabiliser leurs franchises, Bungie s’est enlisé dans une course effrénée.
Les chiffres sont implacables :
Entre 2015 et 2024, Destiny a connu 6 extensions majeures, 20 saisons, et 3 refontes systémiques (dont l’abandon du Portal en 2024).
Selon le NPD Group, l’engagement moyen des joueurs a chuté de 40% entre Forsaken (2018) et Lightfall (2023), malgré des pics lors des lancements.
En 2022, Kotaku révélait que 68% des employés de Bungie décriaient un crunch chronique, lié à la pression des mises à jour trimestrielles.
"On nous demande de faire des miracles tous les trois mois, mais à quel prix ?"*, confiait un ancien employé sous couvert d’anonymat. Le pire ? Ce modèle a aussi épuisé les joueurs. Les roadmaps interminables, les battle passes saisonniers, et les refontes à répétition ont créé une fatigue collective. Comme l’explique Paul Tassi, journaliste chez Forbes : "Destiny est devenu une seconde job pour ses fans les plus dévoués. Et ça, c’est un problème."
Pourtant, des alternatives existaient. Des jeux comme Warframe (Digital Extremes) ou Path of Exile (Grinding Gear Games) ont prouvé qu’un modèle live-service pouvait être durable sans sacrifier la qualité de vie des développeurs. Leur secret ? Des mises à jour moins fréquentes mais plus substantielles, et une communication transparente avec la communauté.
Derrière le mythe : les coulisses d’une extension légendaire
Comment The Taken King a-t-il pu naître dans un contexte aussi tendu ? Retour sur les coulisses d’un développement hors norme.
En 2014, après le lancement mitigé de Destiny, Bungie était sous pression. Les joueurs réclamaient du contenu, et Activision (alors éditeur) exigeait des résultats. C’est dans ce climat que l’équipe, menée par Luke Smith (alors directeur du jeu), prit une décision radicale : tout repenser.
"On a réalisé qu’on avait construit une voiture de sport, mais sans route pour la faire rouler.", expliquait Smith dans une interview de 2016. Pendant près d’un an, les développeurs travaillèrent d’arrache-pied, souvent en heures supplémentaires non payées, pour donner naissance à The Taken King. Parmi les anecdotes marquantes :
La mission de Phobos fut réécrite 12 fois avant d’être validée, les testeurs jugeant les versions précédentes "trop génériques".
Oryx devait à l’origine être un boss de raid classique, avant que l’équipe ne décide d’en faire le fil rouge de l’extension.
Le journal de quêtes fut ajouté à la dernière minute, après qu’un designer ait remarqué que "les joueurs ne savaient même pas pourquoi ils tuaient des ennemis"*.
La Dreadnaught fut conçue comme un hub social, avant d’être transformée en zone de combat après des retours négatifs en test interne.
Le résultat fut à la hauteur des efforts – mais à quel coût ? Plusieurs employés de l’époque évoquent aujourd’hui un "burn-out collectif", avec des semaines de 80 heures et des tensions internes. "On a sauvé le jeu, mais on a failli y laisser notre santé mentale.", confie un ancien level designer.
Ironie du sort, ce sacrifice a aussi créé un précédent. Dès lors, chaque extension de Destiny serait développée dans l’urgence, avec l’ombre de The Taken King planant au-dessus des épaules des développeurs.
Et si la malédiction venait des joueurs eux-mêmes ?
Il serait trop simple de rejeter la faute sur Bungie. La communauté Destiny joue aussi un rôle dans ce cycle infernal. Habitués à l’excellence de The Taken King, les joueurs sont devenus exigeants à l’extrême – parfois à tort.
Prenez l’exemple de Forsaken (2018), souvent cité comme la "seconde renaissance" de Destiny. Pourtant, malgré des critiques élogieuses (Metacritic : 88/100), une partie de la communauté a dénoncé :
- Un manque de contenu PvE (alors que l’extension introduisait le Rêve Éveillé, une zone inédite).
- Des microtransactions trop présentes (alors que le modèle économique n’avait pas changé depuis 2015).
- Une "recyclage" d’assets (alors que The Taken King avait lui aussi réutilisé des éléments de Destiny 1).
Comme le souligne Azurë, streamer et vétéran de la franchise : "On a créé un monstre. Dès qu’une extension sort, les joueurs passent deux semaines à l’adorer, puis six mois à la dépecer. Bungie ne peut plus gagner."
Cette culture de la critique systématique a un impact direct sur le développement. En 2021, après les retours mitigés sur Beyond Light, Bungie a annoncé un report de six mois pour The Witch Queen – une première dans l’histoire de la franchise. Résultat ? Une extension mieux accueillie, mais aussi un délai supplémentaire qui a mis encore plus de pression sur les équipes.
Aujourd’hui, la question se pose : Destiny peut-il échapper à ce cycle ? La réponse viendra peut-être de The Final Shape (2024), présentée comme la "conclusion de l’histoire de la Lumière et des Ténèbres". Mais même cette annonce a été accueillie avec scepticisme par une partie des joueurs, déjà habitués aux promesses non tenues.