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Shadow of the Colossus : Pourquoi ce conte sombre est bien plus qu’un simple jeu vidéo
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Il y a 12 jours

Shadow of the Colossus : Pourquoi ce conte sombre est bien plus qu’un simple jeu vidéo

Un chef-d’œuvre intemporel qui défie les conventions

Shadow of the Colossus, sorti en 2005 sur PS2 et remasterisé en 2018 sur PS4, n’est pas qu’un jeu : c’est une expérience narrative et émotionnelle unique. Contrairement aux récits moralisateurs qui punissent le joueur pour ses actions, le titre de Fumito Ueda mise sur le silence, l’ambiguïté et une tension sourde pour interroger nos propres limites. Vingt ans après, son approche reste inégalée, mêlant poésie visuelle, gameplay immersif et une quête héroïque aux contours profondément troubles.

Pourquoi ce jeu, dépourvu de dialogues explicites ou de jugements directs, continue-t-il de hanter les joueurs ? Comment un héros muet et une série de combats contre des créatures majestueuses parviennent-ils à créer une dissonance morale aussi puissante ? Plongeons dans les coulisses de ce conte moderne, où chaque colosse terrassé est un pas de plus vers une vérité insoutenable.

A retenir :

  • Une narration révolutionnaire : Pas de monologues culpabilisants, mais une ambiguïté assumée qui force le joueur à s’interroger sur ses actes, sans jamais lui dicter de réponse.
  • Wander, l’anti-héros silencieux : Son mutisme n’est pas un outil d’immersion, mais un choix narratif audacieux qui crée une distance empathique rare dans le jeu vidéo.
  • Agro, le miroir moral : Le cheval n’est pas un simple moyen de transport, mais un personnage à part entière, dont les réactions trahissent une conscience absente chez son maître.
  • Des colosses innocents ? : Ces géants, bien que désignés comme cibles, ne manifestent aucune agressivité initiale, renforçant la dissonance entre la quête de Wander et ses conséquences.
  • Un remaster qui amplifie l’émotion : La version PS4 (2018) exploite les vibrations de la manette et des animations plus précises pour rendre chaque combat physiquement éprouvant — et moralement pesant.
  • Un héritage culturel unique : Entre conte de fées noir et allégorie philosophique, le jeu influence encore aujourd’hui des œuvres comme The Last Guardian ou Death’s Door.

Un héros qui refuse de parler — et un jeu qui refuse de juger

En 2005, alors que la plupart des jeux vidéo misaient sur des récits linéaires ou des twists spectaculaires (à l’image de Knights of the Old Republic et sa révélation sur Revan), Shadow of the Colossus choisissait une voie radicalement différente. Ici, pas de méchants caricaturaux, pas de quêtes secondaires pour meubler le temps, pas même un seul dialogue explicatif. Juste un homme, Wander, qui traverse un pont interdit avec le corps inanimé d’une jeune femme nommée Mono, déterminé à la ressusciter coûte que coûte. Le joueur ignore tout de leur relation — sont-ils amants ? Frère et sœur ? Peu importe. Le jeu se contente de poser une question simple, mais glaçante : jusqu’où iriez-vous pour sauver quelqu’un que vous aimez ?

Contrairement à des titres comme BioShock (2007), où le joueur est explicitement traité de "monstre" en fin de partie, ou Spec Ops: The Line (2012), qui utilise des cutscenes choc pour le culpabiliser, Shadow of the Colossus évite tout sermon. Pas de voix off accusatrice, pas de retournement narratif tape-à-l’œil. Juste seize colosses à abattre, seize actes de violence ritualisée, et un silence assourdissant. Le génie du jeu réside dans cette confiance absolue en l’intelligence du joueur : à lui de déceler les signes, d’interpréter les gestes de Wander, et de porter le poids de ses choix.


Prenez la scène d’ouverture : Wander entre dans un temple interdit, porte le corps de Mono jusqu’à un autel, puis se fait transpercer par des épées spectrales. Le joueur ne sait pas encore que ces armes sont celles de Dormin, une entité mystérieuse qui promet de ranimer Mono… en échange de la destruction des colosses. Aucun exposé laborieux, juste une mise en scène cinématographique où chaque détail compte. Les ombres qui dansent sur les murs, le vent qui hurle dans les ruines, les pas lourds de Wander — tout concourt à installer une atmosphère de conte gothique, où le merveilleux côtoie l’horreur.

"Le silence est un langage" : Quand les gestes en disent plus que les mots

Wander ne parle jamais. Pas un mot, pas un cri. Même quand il est blessé, même quand il tombe de plusieurs dizaines de mètres, même quand il plante son épée dans le crâne d’un colosse qui se débat. Ce mutisme n’est pas un oubli des développeurs, mais un parti pris artistique qui transforme le joueur en témoin gêné plutôt qu’en héros triomphant. Contrairement à un Gordon Freeman (Half-Life) ou un Link (The Legend of Zelda), dont le silence sert à faciliter l’identification, Wander reste un étranger. On ne devient pas lui — on le suit, à distance, comme on observerait un personnage de tragédie grecque marchant vers son destin.

Ses rares expressions corporelles sont d’autant plus éloquentes. Après chaque colosse vaincu, il s’effondre un instant, le regard vide, avant de se relever mécaniquement. Parfois, il pose une main sur le visage de Mono, comme pour s’assurer qu’elle respire encore. Ces micro-gestes, presque imperceptibles, sont les seuls indices de son humanité. Le reste du temps, c’est une machine à tuer, obsédée par sa mission. Une scène, souvent négligée, résume cette dualité : quand Wander traverse un lac souterrain, son reflet dans l’eau montre des cornes noires qui poussent sur son front. Un détail visuel qui suggère une corruption progressive, sans jamais l’expliciter.


Et puis, il y a Agro. Le cheval n’est pas un simple véhicule, mais un personnage à part entière, doté d’une personnalité et — osons le mot — d’une conscience morale. Quand Wander s’approche d’un colosse, Agro recule, hennit, refuse d’avancer. Dans la vallée où se trouve le colosse n°5 (un oiseau géant), l’animal se débat pour éviter de traverser un pont effondré, comme s’il pressentait le danger. Ces moments de résistance créent une tension dramatique unique : le joueur, qui contrôle Wander, sent que quelque chose ne va pas, mais le personnage, lui, continue aveuglément. Agro devient alors la voix de la raison, celle que Wander a perdue depuis longtemps.

Des géants innocents et une dissonance morale insupportable

Voilà le cœur du malaise : les colosses ne sont pas des monstres. Ils ne vous attaquent pas, ne rugissent pas de haine, ne cherchent pas à vous dévorer. Certains dorment, d’autres se contentent de marcher paisiblement dans leur territoire. Le premier colosse, une créature couverte de fourrure, se contente de lever la tête quand Wander s’approche, comme un chien géant qui renifle un intrus. Le troisième, un quadrupède blindé, tente désespérément de se libérer quand le héros s’accroche à son dos. Leurs grognements de douleur, leurs mouvements paniqués, rien ne justifie leur extermination — sauf l’obsession de Wander.

Le gameplay renforce cette dissonance. Escalader un colosse, c’est une épreuve physique : la caméra tremble, les prises sont glissantes, et chaque coup d’épée fait vibrer la manette (surtout dans le remaster PS4). Quand la créature s’effondre enfin, le joueur ressent un mélange de soulagement (la victoire) et de honte (la violence gratuite). Certains colosses, comme le neuvième (un serpent volant), semblent presque suppliant dans leurs derniers instants. D’autres, comme le seizième, un géant à l’allure mélancolique, marchent vers leur sort avec résignation, comme s’ils savaient que leur heure était venue.


Cette mécanique n’est pas sans rappeler les rituels sacrificiels des mythologies anciennes, où la violence est à la fois nécessaire et taboue. Les colosses, avec leurs designs inspirés des divinités mésopotamiennes ou des titans grecs, évoquent des êtres divins, intouchables. Les tuer, c’est commettre un sacrilège — et le jeu le sait. Après chaque victoire, des ombres noires émergent du corps des géants, comme des âmes en peine, avant d’être absorbées par Wander. Un détail qui prend tout son sens dans la scène finale, quand le héros se transforme en démon cornu, possédé par Dormin.

Le remaster PS4 : Quand la technique sert l’émotion

La version originale (PS2) était déjà une prouesse technique, mais le remaster de 2018, développé par Bluepoint Games, pousse l’immersion à son paroxysme. Les textures haute résolution révèlent chaque détail des colosses : les cicatrices sur leur peau, la poussière qui tombe de leurs corps quand ils s’effondrent. Le système haptique de la DualShock 4 fait vibrer la manette à chaque pas des géants, chaque impact d’épée, chaque chute. Quand Wander saigne, on sent la douleur. Quand un colosse hurle, on ressent sa terreur.

Mais la vraie révolution, c’est l’animation. Dans la version PS2, les colosses avaient des mouvements parfois rigides. Ici, leur démarche est organique : le quatrième colosse, un taureau géant, respire lourdement après un combat ; le onzième, un être mi-humain mi-pierre, tente de se protéger le visage quand Wander le frappe. Ces détails transforment chaque affrontement en drama. Le joueur n’affronte plus des boss, mais des êtres vivants, et cette prise de conscience est dévastatrice.


Le remaster ajoute aussi une nouvelle option de contrôle (le "mode classique" vs. le "mode moderne"), mais c’est surtout la photographie qui marque. Les lumières rasantes sur les ruines du temple, les reflets sur l’épée de Wander, les ombres qui s’étirent comme des doigts accusateurs — tout concourt à faire de ce monde un lieu sacré et maudit. Comme si le jeu lui-même était un temple interdit, où chaque pas était une profanation.

L’héritage de Shadow : Quand un jeu devient une légende

Shadow of the Colossus n’a pas seulement influencé des jeux comme The Last Guardian (2016, toujours par Fumito Ueda) ou Death’s Door (2021). Il a redéfini ce qu’un jeu vidéo pouvait être : une œuvre d’art totale, où le gameplay, la narration et l’émotion ne font qu’un. Des titres comme Journey (2012) ou Gris (2018) lui doivent leur approche minimaliste et poétique. Même Elden Ring (2022), avec ses boss colossaux et son récit elliptique, porte son empreinte.

Pourtant, son vrai héritage est ailleurs : dans la façon dont il a élevé le joueur au rang de complice. Contrairement à un film ou un livre, où l’on observe une histoire, Shadow vous force à agir, à participer à la chute de Wander. Et c’est ça, le génie du jeu : il ne vous dit pas que tuer est mal. Il vous fait ressentir que quelque chose ne va pas, sans jamais vous donner de réponse toute faite. Vingt ans après, alors que les jeux "moraux" pullulent (avec leurs choix binaires et leurs conséquences prévisibles), Shadow of the Colossus reste une œuvre radicale — parce qu’elle ose faire confiance à notre intelligence, et à notre cœur.

Il y a des jeux qu’on termine, et des jeux qui vous hantent. Shadow of the Colossus appartient à la seconde catégorie. Ce n’est pas seulement l’histoire d’un homme prêt à tout pour sauver une femme. C’est une méditation sur l’obsession, sur le prix de l’amour, sur les limites qu’on franchit quand on croit agir pour le bien. Les colosses ne sont pas des ennemis — ce sont des victimes, et Wander n’est pas un héros, mais un anti-héros tragique, condamné par sa propre détermination.

Le dernier plan du jeu est révélateur : après avoir vaincu Dormin (devenu un monstre grâce aux sacrifices de Wander), on voit le héros transformé en enfant, les cornes disparues, comme si tout cela n’avait été qu’un cauchemar. Mais Mono se réveille, et dans ses yeux, on devine une question : qui es-tu ? Le joueur, lui, sait la vérité. Et c’est cette vérité, indicible et pesante, qui fait de Shadow of the Colossus bien plus qu’un jeu. Une expérience. Un conte noir où, comme dans les meilleurs récits, les monstres ne sont pas toujours ceux qu’on croit.

L'Avis de la rédaction
Par Nakmen
Shadow of the Colossus, c'est comme si Fumito Ueda avait pris un pinceau et un tableau blanc, et avait dit : "Je vais peindre un silence qui parle plus fort que les mots." Un jeu qui refuse de juger, mais qui te laisse avec des questions qui te hantent. C'est un chef-d'œuvre de minimalisme narratif, où chaque geste de Wander est une question sans réponse.
Article rédigé par SkimAI
Révisé et complété par Nakmen

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